Le numérique redessine la Bande Dessinée autoéditée

« …en fait le mec n’a jamais ouvert mon book » – Anthony Rico, 24 ans, auteur autoédité

Pour certain.e.s d’entre nous, se retrouver confiné.e dans sa bulle est une opportunité pour faire de la bande dessinée. Le 9ème art trouve de nombreuses façons de se (re)définir et de s’exporter, particulièrement grâce aux réseaux sociaux et diverses plateformes numériques. Ces mêmes plateformes, par leur accessibilité et leur interactivité, deviennent autant de moyens de créer, de penser et de partager sa propre bande dessinée, encourageant l’autoédition.

(english) The lines of self-published cartoon strips redrawn by digital technology

“…in fact the guy had never opened my book” – Anthony Rico, 24, self-published author

For some of us, being locked down in our own bubble has provided some of us with the chance to create our own comic strips. The 9th art has found a number of ways to redefine and export itself, in particular on social media and other digital platforms. The accessibility and interactive nature of these platforms means they are the perfect way to create, think about and share cartoons and drawings, encouraging self-publication.

Avez-vous entendu parler de Dome ? Ce manga écrit par William Balmer et dessiné par Mimo Peyrani a récemment fait financer son deuxième volume par ses fans. Les deux jeunes auteur.ice.s poursuivent leur aventure en autoédition après avoir récolté 4211 euros pour réaliser leur premier tome. De la même façon, de plus en plus de passionné.e.s du 9ème art s’essayent à l’autoédition. Ce terme d’autoédition renvoie au fait, pour un.e auteur.ice, de se passer de l’intermédiaire d’une maison d’édition pour diffuser son travail. Bien qu’elle s’en rapproche, il faut distinguer l’autoédition de l’édition à compte d’auteur.ice, qui désigne le fait qu’un auteur.ice paie des frais d’impression et de diffusion à une maison d’édition, dans le cadre d’un contrat, afin que celle-ci publie son œuvre.

Bien que la bande dessinée jouisse d’un statut particulier, cette tendance à l’autoédition s’affirme dans des cercles de lecteur.ice.s et d’artistes amateur.ice.s, organisés en marchés et en communautés de niche. Il suffit de prendre connaissance des statistiques d’une plateforme de financement participative comme la très populaire Ulule : d’après les données disponibles sur la plateforme elle-même, l’édition de bande dessinée avec Ulule représente plus de 15 millions d’euros collectés, et 1459 projets ont abouti, sur les 1815 qui ont été lancés. De nombreux autres plateformes numériques (TheBookEdition, Mangadraft, The Ninth.art, Medibang.com, Webtoon.com…) ouvrent le champ des possibles de la Bande Dessinée indépendante, bien que les statistiques de l’autoédition sur ces plateformes restent relativement obscures.

« […] j’apprends à être autonome dans le circuit artistique. »

Rico Senseii

Les déçu.e.s de l’édition classique et les jeunes auteur.ice.s trouvent donc dans l’autoédition une nouvelle voie avec de nombreux avantages : expressivité, reconnaissance, originalité, contrôle de la conception et de la promotion, rémunération plus directe des auteur.ice.s, proximité entre auteur.ice.s et lecteur.ice.s.

Face à cette tendance montante de l’autoédition, nous nous sommes penché.e.s sur la définition de la « bande dessinée autoéditée » en prenant en compte son lien avec le numérique. Pour en apprendre plus sur la façon dont le numérique redéfinit la BD, nous avons rencontré deux artistes autoédité.e.s dont nous avons découvert le travail en ligne. Laora, alias « Lao » ou « Lao dans Le Ciel », une illustratrice et autrice de bande dessiné autodidacte. Et Anthony Rico, alias « Rico Senseii », un auteur et illustrateur qui jongle entre sa passion des sports de combats, ses études en arts plastique, et ses projets de mangas. Au cours d’entretiens, nous leur avons donc soumis les deux hypothèses suivantes. Autoéditer sa bande dessinée, est-ce s’opposer à l’édition traditionnelle ? Les formats numériques et les plateformes numériques redéfinissent-ils la bande dessinée ?

Ces entretiens nous ont amenés à redéfinir les champs à la fois spécifiques et complémentaires de la bande dessinée autoéditée.

Un objet hybride : matériel et/ou immatériel

« […] j’ai dû apprendre beaucoup de choses sur le terrain pour faire mes livres un par un », explique Lao. Après s’être fait connaître en postant des mangas sur la plateforme Mangadraft, la jeune autrice s’est formée d’elle-même aux différentes missions de la chaîne du livre pour être capable de mener à bien ses campagnes d’autoédition. Cette plateforme de diffusion et de lecture gratuite de bandes dessinées amateures et numérisées, ainsi que ses réseaux sociaux, ont été des outils de progression, d’épanouissement, et de professionnalisation pour la conteuse d’histoire. Elle qui, à l’origine, partageait simplement ses productions sur Facebook dans le seul but de regrouper toutes ses créations, en est aujourd’hui à sa deuxième campagne de financement participatif pour faire imprimer son recueil d’illustration, « Artbook of the other world ».

« J’ai toujours dessiné sur papier. Je sors parfois ma tablette mais c’est plus pour appliquer des couleurs. »
Dessin original de @lao_dans_le_ciel

Le numérique n’a pas inventé l’autoédition mais il offre la possibilité d’un partage immédiat des créations à une vaste population. Dans le cas du 9ème art, l’autoédition permet de faire coexister différents supports d’une même bande dessinée, et ce dès sa conception ou sa conceptualisation. Ce fut notamment le cas pour Lao, dont le manga « Lugus et le chaudron de Dagda » a dû être pensé à la fois pour l’impression, et pour la plateforme numérique Mangadraft, où l’autrice a posté les premières pages de l’œuvre pour la faire découvrir. Puisque qu’une BD autoéditée peut aussi bien être un objet numérique et immatériel, que papier et physique, un.e auteur.ice peut privilégier le(s) support(s), le(s) plateforme(s) de son choix.

De ce choix découleront de nombreuses conséquences : la ligne éditoriale choisie par l’artiste doit être reconnaissable, les stratégies de communication misent en place doivent être adaptées, un modèle de rémunération doit être choisi ou créé par l’artiste, et des compétences devront être acquises pour mener à bien le projet d’autoédition.

« Pour finaliser un produit que les gens vont acheter, il y a pleins de choses à faire. »

Lao

La question du format

Les pratiques de fansub et de piratage, désormais bien installées depuis plusieurs années, semblent avoir eu plusieurs conséquences jusque dans l’autoédition : pour les artistes qui ont répondu à nos questions, le fait d’avoir lu « des scans » n’empêche absolument pas d’avoir une préférence pour le format papier. Cette expression de « scan » renvoie directement aux versions pirates numérisées (et donc souvent scannées) de bandes dessinées. Chez les passionné.e.s, l’attachement à une série semble prendre son sens dans le format physique, que ce soit en tant que lecteur.ice ou en tant qu’auteur.ice et dessinateur.ice. Anthony Rico, alias Rico Senseii, a clairement affirmé sa préférence pour le format papier, lorsque nous l’avons questionné sur ses habitudes personnelles de lecture.

L’écosystème actuel de la bande dessinée tend donc à englober aussi bien les formats papiers que les formats numérisés et/ou pensés pour le numérique tout en en différenciant les expériences de lectures. Bien qu’ils affectionnent particulièrement le format papier, les artistes interrogé.e.s mettent sur le même plan de légitimité leurs productions numériques et celles imprimées. Ils semblent simplement tirer une plus grande fierté dans l’idée qu’eux-mêmes et leurs lecteurs puissent tenir en main leur œuvre ou la ranger dans une bibliothèque, par rapport au simple fait d’être présent dans un (très) large catalogue en ligne.

L’autre constat que nous observons est que les auteur.ice.s autoédité.e.s doivent développer des stratégies adaptées à leurs formats. L’autoédition peut désormais se définir par la matérialité de la bande dessinée tout comme par sa marchandisation, notamment à cause de la banalisation du piratage et de l’habitude de gratuité des contenus numériques.

Partagée entre un fort attrait pour le numérique et une tradition papier, la bande dessinée autoéditée se dirige vers le statut d’un produit hybride. L’accessibilité aux plateformes dédiées aux artistes autoédité.e.s et la diffusion possible sur les réseaux sociaux pour un coût et un risque minimal, transforment l’autoédition de la bande dessinée : les œuvres autoéditées tendent à être promues ou teasées en ligne avant une potentielle impression.

Une variété d’expériences et de points d’accès

Premier effet de cette variété de supports disponibles : plutôt que d’avoir remplacé la consommation de bande dessinée physique, les pratiques numériques ont ouvert la voie à différentes expériences de lectures. Anthony Rico, le jeune auteur et étudiant en bande dessinée à Amiens cité plus tôt, voit un réel besoin de  cleaner sa présence en ligne. Par cette expression, l’auteur désigne un travail technique pour optimiser et adapter ses contenus (les tailles et résolutions d’images, ainsi que leur lisibilité) aux différentes plateformes sur lesquelles il les publie. Cela s’applique aussi bien aux sites qui diffusent des versions scannées de ses planches, qu’à son compte Instagram. Il adapte ses œuvres au fur et à mesure aux différents formats de plateformes comme The Ninth.art, Mangadraft et Instagram, pour offrir une lecture de son travail la plus amusante et naturelle possible. « Pour moi, la BD c’est l’art de cleaner« , explique-t-il, avant de d’ajouter qu’il a également pensé à un imprimer un recueil pour ces histoires courtes à l’avenir. Certaines de ces versions, notamment le format redécoupé pour Instagram, permettent à la fois de toucher de nouveaux.elles lecteur.ice.s, et de créer des expériences de lecture différentes, qui s’appuient sur l’interactivité propre à chaque plateforme. L’exemple le plus récent de ce travail d’adaptation aux plateformes est incarné par la bande dessinée qu’il a soumise au concours Silent Manga Audition, « La Came-cruse et le Cordonnier ». Cette histoire d’amitié fantastique entre une jeune cordonnière et une came-cruse, sorte de croquemitaine représenté par une jambe vivante, est désormais disponible sur le compte instagram de l’artiste. Avec une résolution et un format adapté, il est possible de lire cette bande dessinée qui prend désormais la forme de plusieurs publications à faire défiler.

Le webtoon coréen, avec son format vertical pensé pour le numérique, représente l’exemple le plus flagrant du succès de cette logique d’optimisation. Ces bandes dessinées se lisent très intuitivement, en déroulant le chapitre comme un rouleau, et peuvent contenir des petites animations, des bruitages ou de la musique. Le site Webtoon.com permet à tout un chacun de lire et publier gratuitement des webtoons grâce à un modèle économique basé sur la publicité. La plateforme propose aux lecteur.ice.s de soutenir les artistes avec une monnaie qui lui est propre, les Coins. Ces Coins s’achètent par virement ou par transaction Paypal, et constituent tout simplement à une forme de mécénat. La plateforme Webtoon propose également aux artistes qui génèrent le plus de trafic de passer au statut Original et de recevoir une compensation. Le numérique offre donc de nombreuses expériences de lecture possible, souvent à moindre coût par rapport à l’impression d’un livre, tout en étant dynamiques et parfois interactives.

Dans une certaine mesure, nous pouvons aussi distinguer des expériences différentes dans la dimension créative des auteur.ice.s eux-mêmes : « En fait, le papier c’est beaucoup mieux parce que ça te permet de mieux progresser [… ] T’accepte les erreurs sur papier. […] j’me sens pas bien quand je dessine sur tablette, j’ai besoin de rusher, alors que sur papier, c’est beaucoup plus une méditation. »

Les logiciels et tablettes de dessin créent autant de méthodes qu’il n’y a d’artistes : Dessiner ses décors numériquement ? Ses personnages sur papier ? Un peu des deux ? A vous de choisir.
Dessins originaux de Anthony Rico (@ricosenseii)

Comme nous le décrit Rico Senseii lors de notre entretien, l’expérience de la création peut considérablement évoluer selon l’artiste et ses préférences pour tel ou tel support, telle ou telle méthode. Dans le cas d’un art à composante graphique comme la bande dessinée, cela peut avoir un impact direct sur la charge émotionnelle de l’œuvre, et donc sur ses interprétations et sa réception. Du point de vue même des auteur.ice.s, le numérique ouvre un champ d’expérimentation. Lequel serait potentiellement immense si l’artiste évolue dans une ligne éditoriale qu’il ou elle se fixe seul.e.

Malgré une omniprésence des formats, des logiques et des stratégies numériques dans l’autoédition, on observe donc une résistance du papier qui garde sa place complémentaire au numérique, en laissant une plus grande part à l’émotion et à la réflexion.

Une liberté de style, d’approche et de parole

L’autoédition, qui par définition n’a pas d’obligation à s’inscrire dans codes éditoriaux professionnels, laisse théoriquement une plus grande place à l’originalité et à l’expression (souvent personnelle, parfois politique). Rico Senseii définit cette variété de sensibilités comme une composante essentielle de la bande dessinée indépendante, notamment dans des communautés de fans de mangas : « Je pense le net… est pleinement dans le contemporain. Je pense que le net est en avance sur l’industrie du manga. L’industrie regarde d’abord si ça marche sur le net avant de prendre un risque, ou alors elle met trop de temps avant de prendre un risque. C’est pour ça que l’originalité sur internet, c’est vraiment quelque chose de bienvenu. » L’accessibilité des moyens de diffusion numérique des créations permet de se passer des freins liés à la prise de risques, mais va créer une nécessité pour les auteur.ice.s de se démarquer.

Dans le cas de la bande dessinée autoéditée, cette recherche d’originalité se développe autour de deux points : l’expression et l’affirmation d’un style graphique, le développement de thématiques et de messages propres à l’auteur.ic.e. Les deux artistes avec qui nous nous sommes entretenus sont conscient.e.s de certaines contraintes de leur travail en indépendant.e.s. Des contraintes qui seraient amenées à changer s’ils étaient édité.e.s : Lao, très inspirée par la bande dessinée (française et étrangère) de son enfance, voit dans l’autoédition le moyen d’exprimer le style qu’elle a voulu développer : « Les mangas édités aujourd’hui ne ressemblent pas à mon style. Peut-être que pour être éditée, je vais devoir avoir un style plus actuel et moins inspiré de la BD franco-belge. Je ne veux pas trop changer mon style au point qu’on ne me reconnaisse plus, je veux me reconnaître même si je suis éditée. » Rico Senseii nous explique à son tour que « il y a certains trucs où tu peux être original, mais ça ne peut pas être à tous les niveaux. Si tu as, et des personnages, et une histoire et une narration originale, au final rien ne ressort. […] Je pense qu’il y peut-être encore trop de points où je casse trop les codes pour être édité tel quel… ou même du point de vue du public.»


« Dans mon trait il y a beaucoup de Dragon Ball et des mangas de cette époque, il y a beaucoup de Fullmetal Alchemist, et aussi beaucoup de franco-belge. »
Dessin original de Laora alias @lao_dans_le_ciel

Nos deux enquêté.e.s proposent des histoires qui leur tiennent à cœur, portées par des thématiques fortes ou des sujets qu’ils souhaitent représenter : dans le cas de Lao, la nature et la place de l’humain en son sein, sont des éléments récurrents dans son travail « … j’aime particulièrement la nature, c’est aussi un moyen de me calmer. Quand je dois dessiner un décor, j’essaye de me dire que je dois donner la sensation d’y être vraiment. […] que ce soit la mer ou la montagne peu importe, j’aime vraiment toujours la nature. Et j’aime la dessiner. » La nature est omniprésente dans l’univers de Lugus développé par l’autrice.

Rico Senseii développe ses « propres thèmes qui tournent autour de l’écologie, de l’animal », qu’il aborde notamment dans son histoire la plus récente Francis Sauvage : Sushi Dash. Il est également inspiré par « la déconstruction de l’image de la virilité ». Cela transparaît aussi bien dans ses mangas que dans ses illustrations sur le personnage de Monsieur Alpha sur Instagram.

 » […] j’essaye d’être le plus « moi » possible.

Rico Senseii

Ni Lao, ni Rico Senseii n’excluent le fait que l’édition classique leur laisse la possibilité d’aborder leurs thèmes favoris. L’un comme l’autre voient dans l’autoédition une plus grande part de légitimité et de liberté à s’exprimer. Cependant, la question de leur style et de l’image que celui-ci transmet est centrale dans leur relation avec leurs abonnés et lecteurs.

De nouvelles formes d’expression… sous contrôle

La liberté de l’auteur.ice autoéditée n’est pas sans limites, même dans le cas d’une diffusion entièrement numérique, contrairement à nos hypothèses. Que ce soit sur les réseaux sociaux ou sur une plateforme propre au 9ème art, l’auteur.ice autoédité.e ne peut pas diffuser n’importe quel contenu à l’intention de n’importe quel usager de la plateforme. Les plateformes numériques, par leurs fonctionnements ou leurs règlements, mettent en place un cadre d’éditorialisation qui leur est propre. Nous expliciterons ce point avec l’exemple de la plateforme Webtoon.com citée plus haut. Sur Webtoon.com, tout.e utilisateur.ice disposant d’une adresse mail peut créer un compte afin d’interagir avec les autres, et pour donner son avis sur les séries publiées. Ce même type de compte donne également la possibilité de publier son œuvre. Cependant, les contraintes de format de Webtoon.com imposent à tous les utilisateurs de structurer leur narration et leur dessin au format vertical, qui est la marque de fabrique de la plateforme.

Une autre contrainte importante vient du postulat que la lecture de webtoons se doit d’être rapide et épisodique. Les auteur.ice.s sont donc incité.e.s à organiser leur travail en « épisodes », que la plateforme encourage fortement à publier selon un calendrier que l’auteur.ice va se fixer.

Enfin, pour pouvoir assurer que chacune des publications sur le site (ou l’application) soit conforme à la charte de Politique de Communauté et au système de contrôle parental de Webtoon.com, la plateforme interdit purement et simplement certains contenus. Il est impossible de représenter graphiquement la nudité, la sexualité, ainsi que la « violence excessive » dans une publication sur Webtoon.com. La plateforme n’offre qu’une autorisation d’aborder des « sujets liés à la sexualité » en activant une fonction d’avertissement qui signale aux lecteur.ice.s qu’ils s’apprêtent à lire un contenu adulte. Cette fonction ne permet cependant aucun droit d’illustrer plus de violence ou de nudité qu’un webtoon tout public.

D’autres contenus sont refusés s’ils promeuvent des comportements ou activités « nuisibles ou préjudiciables ». Nous citons quelques exemples de contenus interdits : « Contenu sexuel impliquant des mineurs […] Représentation d’actes de violence brutaux, étendus et explicites […] Glorification ou promotion de l’automutilation […] Incitation auprès d’autres personnes à commettre un acte violent […] Promouvoir ou encourager les défis qui entraînent un risque imminent de blessure physique (par exemple, l’étouffement, la noyade, le feu ou les jeux alimentaires dangereux) […] Promouvoir ou encourager des comportements illégaux […] Contenu humiliant, menaçant ou harcelant une personne ou un groupe de personnes… »

Certaines de ces règles, particulièrement celles destinées à protéger les mineurs et à interdire les représentations d’actes pédophiles, sont absolument nécessaires. Cependant, une partie de ces autres règles présentent des contours qui peuvent paraître flous et subjectifs en fonction de la démarche recherchée par l’artiste, mais également en fonction de sa culture. En effet, il est impossible d’avoir plus d’informations sur ce que Webtoon.com va considérer comme une « incitation » ou une « glorification ». Sur quelle législation s’appuie une telle plateforme, accessible dans le monde entier, pour interdire de représenter les « comportements illégaux » ? Il est également impossible de savoir comment Webtoon.com arrive à juger ce qui relève d’une « violence excessive » ou d’une « intention de choquer », etc.

Cet exemple permet de mettre en exergue les limites de la liberté totale que l’on attribuerait intuitivement à l’autoédition par le numérique. Les politiques de contrôle des contenus postés sur les plateformes numériques deviennent une sorte de « nouvel éditeur » qui structure une concurrence internationale de la bande dessinée. Dans le cas d’une utilisation de Webtoon.com, l’artiste, qu’il soit français ou d’ailleurs, devra adapter son contenu à une ligne éditoriale internationale dirigée par l’entreprise coréenne Naver, propriétaire de Webtoon.com. En donnant la possibilité d’atteindre de toucher un public international aux auteur.ice.s, la plateforme doit donc diriger et/ou limiter les contenus selon des règles qui lui sont propres. Dans une certaine mesure, publier ses créations sur Webtoon.com reviendrait à fuir des codes éditoriaux locaux pour d’autres Coréens, voir de nouveaux codes éditoriaux « coréens remaniés pour une audience internationale ». L’auteur.ice qui souhaite « s’autoéditer » au format numérique doit donc prendre en compte le degré d’indépendance et qu’iel pourra exercer sur telle ou telle plateforme numérique.

Lorsque son autoédition passe par le numérique, une bande dessinée est de facto éditorialisée par cette même plateforme d’une façon ou d’une autre. On pourrait presque parler de « semi-édition », c’est-à-dire une édition par et pour une plateforme numérique. Cette semi-édition se retrouve, évidemment, à différents degrés en fonction de la plateforme en ligne choisie.

De la visibilité numérique à la capitalisation marchande

Ces expériences et approches de la BD peuvent également être vues comme autant de moyens de trouver son lectorat afin de capitaliser sur sa réputation et son image. L’artiste autoédité.e se doit de conjuguer un esprit créatif et d’entrepreneur. Comme Lao nous l’explique, diffuser de l’illustration et de la bande dessinée devient une pratique extrêmement simple et accessible grâce au numérique : « Je follow tellement de gens que j’ai pas le temps de voir la moitié des artistes sur Instagram ». Les artistes avec qui nous avons échangé sont entièrement conscients que cette abondance, d’expériences, d’auteur.ice.s, et de plateformes, engendrer plusieurs moyens de capitaliser sur son œuvre. La bande dessinée numérique, comme d’autres contenus culturels, s’inscrit donc dans une économie de l’attention marquée à la fois par une création foisonnante et par des habitudes de gratuité héritées des modèles économiques des réseaux sociaux et des pratiques de piratage.

« […] on a tendance à voir les plus riches des auteurs comme des exemples mais la plupart galèrent beaucoup »
Dessin original de @lao_dans_le_ciel

Les contraintes de cette économie de l’attention appliquée au secteur de l’édition classique étaient décrites en 2014 par Georg Franck : « Si seul ce qui promettait un succès commercial avait été publié dans les livres et les revues, le paysage littéraire serait très différent de ce qu’il est aujourd’hui. C’est seulement parce que les auteur.ice.s espèrent se faire payer en revenus d’attention qu’on peut expliquer leur acceptation de salaires de misère pour se tourmenter l’esprit dans la recherche des mots justes. L’ingéniosité du commerce éditorial tient à la division des recettes en revenu monétaire et en revenu d’attention. La condition de production de notre culture littéraire consiste, pour schématiser, en ce que l’éditeur reçoit l’argent et l’auteur l’attention. Si, en outre, l’éditeur gagne en réputation et l’auteur.ice en richesse, alors cela entraîne, économiquement parlant, un profit supplémentaire, qui n’est toutefois pas indispensable à la bonne marche de ce commerce. »

Ces réalités se retrouvent exacerbées pour l’artiste autoédité.e, qui doit incarner à la fois l’œuvre, l’auteur.ice et la ligne éditoriale. « Instagram c’est tout dans le visuel, on a l’habitude de zapper direct, et du coup il faut trouver la formule qui va accrocher l’abonné », confirme Rico Senseii.

Nous distinguons plusieurs réponses à ce besoin de se démarquer parmi une multitude d’artistes. Chacune d’elle passe par l’affirmation d’un style (graphique, scénaristique, et thématique) ainsi que par l’apprentissage de compétences éditoriales et communicationnelles :

« Ça me fait des choses à montrer en convention quand je rencontre des éditeurs ou des dessinateurs. »

Lao

Les formats numériques (avec leurs différents degrés d’optimisation) se présentent naturellement comme des outils au sein de stratégies de « portfolio ». De par leur potentiel de diffusion instantanée et internationale, les formats numériques permettent aux auteurs de disposer d’une vitrine pour développer leur audience. « […] aujourd’hui on cherche pas forcément du « bel art », on cherche plus des artistes à suivre ! » C’est dans cette optique que Rico Senseii s’inscrit à de nombreux concours et tremplins manga. Sa participation la plus récente, au Magic International Manga Contest, l’a mis en en concurrence avec de nombreux auteurs autoédités et/ou amateurs à travers le monde. A cette occasion, il a également pu découvrir le travail d’autres auteur.ice.s, français et étrangers, tous déterminés à obtenir une publication dans le Shonen Jump +, la version numérique du Weekly Shonen Jump, le plus célèbre et populaire magazine de prépublication de manga japonais.

Encore une fois, nous pouvons parler de « semi-édition », structurée cette fois par des maisons d’éditions japonaises. Nous tenons à noter la dimension cosmopolite que peut prendre l’autoédition grâce au numérique. Rico Senseii et Lao identifient de leurs œuvres comme du « manga », qu’elles soient intégrées à un système éditorial ou autoéditées. Ces jeunes auteur.ice.s jouent avec des codes culturels et artistiques qu’ils ont digérés au fil des lectures : l’esthétique (noir et blanc ou en couleur), les styles graphiques, le séquençage des planches, le sens de lecture choisi, la narration, etc. Il est difficile de trouver de meilleurs exemples que des auteurs autoédités, pour illustrer jusqu’où les lecteur.ice.s de bande dessinée (quelle que soit sa provenance) peuvent intégrer différents codes culturels, graphiques, et narratifs. A ce contact instantané avec les artistes étrangers, rendu possible par les réseaux sociaux, s’ajoutent leurs références et influences personnelles. Celles-ci peuvent être aussi bien nippones, qu’européennes, coréennes ou américaines.

Les formats papiers s’intègrent plus souvent dans des logiques évènementielles au sein des communautés de passionné.e.s déjà établies. Le numérique, par sa gratuité, serait un produit qui rémunère davantage les auteurs en termes d’influence. Une influence sur laquelle ils pourront capitaliser plus tard avec une impression, notamment à l’occasion d’une campagne de crowdfunding.

De nouvelles compétences : autonomie et hybridation des auteur.ice.s

La volonté de choisir et d’affiner un style, afin d’être reconnu.e, va de pair avec le besoin de développer de nombreuses compétences liées à l’autoédition. Comme le souligne Rico Senseii, en tant qu’auteur autoédité, il est indispensable d’afficher une identité sur les réseaux sociaux qui puisse être facilement associée à des contenus : « J’ai mes thématiques et, en les développant, ça va me donner une ligne éditoriale, qui fait que mes lecteurs sauront direct ce qu’ils vont trouver dans le bouquin. […] Il faut faire sa promo au mieux sinon on te regarde pas quoi. […] C’est pas loin de la gestion d’un site web en fait.» En jouant la carte de la simplicité, il n’hésite pas se mettre en scène, dans son quotidien de sportif et d’étudiant, et dans ses périodes de rush pour finir ses planches à temps : « […] mon Instagram j’essaye de le traiter un peu comme un manga, comme de la BD, donc il faut que je fasse aussi du développement de mon personnage. […] il y a de plus en plus de monde qui commence à interagir avec moi […] Je pense que c’est parce que je développe de plus en plus mon personnage. » Comme un annonceur classique, l’auteur.ice autoédité peut être amené à mettre en place de véritables stratégies de communication, axées sur des choix éditoriaux et un storytelling précis. On peut y voir une sorte d’Uberisation de la BD.

S’autoéditer, c’est donc se donner une ligne directrice pour créer, communiquer, vendre et échanger. Mais c’est aussi et surtout se former pour remplacer les différents intermédiaires de la chaîne du livre. Lao nous détaille les défis qu’elle a dû relever : « Pour faire un livre, il a fallu que je maîtrise des logiciels de graphisme […] Il a fallu demander des devis et des tests pour le papier proposé par les imprimeurs. […] j’ai l’expérience de savoir-faire un livre. Je connais les formats, je connais les résolutions pour imprimer, je connais comment faire mon logo. »

Ces nombreuses missions font appel à des compétences bien distinctes et parfois impossibles à conjuguer. A tel point qu’une publication en autoédition s’en trouvera toujours sensiblement ralentie. On peut quasiment parler d’un autre fuseau horaire éditorial. Le contrecoup de cette autonomie nous apparaît dans les réflexions de Rico Senseii, qui distingue plusieurs étapes de production. La première s’inscrit dans la création artistique pure, le travail que ferait un.e auteur.ice classique. La seconde s’articule autour de toutes les publications et créations qui seront purement communicationnelles, dimension que nombre d’auteur.ice.s édité.e.s se retrouvent à gérer dans tous les cas. Enfin, il dégage une troisième dimension, qui représente tout le travail de recherche d’entraînement graphique. « […] plus tu vas te focus sur l’un, plus ça va bouffer les deux autres », précise-t-il avant d’ajouter : « Le truc, c’est que si tu rajoutes le crowdfunding aux trois dimensions de la BD dont je parlais, ça te fait au moins deux métiers en plus à faire par toi-même. »

Démarche photographique

Les interviews menées auprès des artistes témoignent de la multiplicité des étapes de production auxquelles iels ont dû se confronter dans le cadre de l’auto-édition. Elles montrent également l’importance d’être polyvalent.e et de maîtriser les formats et supports de création mis à leur disposition. Ces derniers sont fortement induits par les échanges et le rapport avec leur communauté de lecteur.ices. Nous avons donc choisi de mettre en images certains moments clés du processus de création d’une bande dessinée, en illustrant leur travail sur lesdits supports.

Au-delà d’un choix catégorique s’offrant aux artistes, l’auto-édition leur permet d’acquérir des compétences et d’esquisser le chemin qu’iels jugent le plus adapté à leur carrière. L’ensemble de l’enquête place les artistes au centre d’un processus à la fois complet et complexe, à la manière de personnages de bande dessinées.

Après avoir pris du recul sur les différentes étapes d’une campagne de crowdfunding, que ce soit en groupe ou individuellement, les artistes que nous avons rencontrés nous exposent la même approche non binaire. Notre hypothèse première reposait sur l’idée d’une autoédition comme tentative de s’opposer au système classique. Leur vision d’une carrière dans la bande dessinée paraît plus souple et ouverte. Ce constat rapproche l’autoédition dans le 9ème art du concept d’auteur.ice.s hybrides, défini par Samantha Bailly. Tout comme les auteurs de romans, et d’autres formes de littérature ou de fiction, l’auteur.ice de bande dessinée tend vers l’hybridation en organisant sa carrière entre édition classique et autoédition. Ce schéma se retrouve de plus en plus dans la bande dessinée en France. Grâce à l’autoédition, des auteur.ice.s confirmé.e.s peuvent désormais récupérer les droits d’exploitation de leur série pour la prolonger, ou la reboot. Ce fut récemment le cas d’Alan Heller avec sa série Lost Sahara, remaniée et enrichie dans une nouvelle édition en financement participatif.

« le crowdfunding ça fidélise beaucoup. »

Rico Senseii

« Je crois que toutes mes casquettes dans l’autoédition m’ont appris plein de trucs que je peux utiliser si je me fais éditer », déclare Lao. Rico Senseii, quant à lui, dit adorer « […] l’idée d’avoir plein de casquettes, ça me tente bien de continuer dans l’autoédition. Mais je pense aussi passer à un moment ou un autre dans le circuit classique ». Plus qu’une révolution ou une opposition au système classique de l’édition, autoéditer sa bande dessinée s’impose surtout comme une garantie de se former aux missions de la chaîne du livre. Dessin, scénario, ligne éditoriale, graphisme, mise en page, impression, budgets, communication, et distribution : la majeure partie des étapes de production d’une bande dessinée seront apprises sur le tas par l’auteur ou l’autrice. L’idéal d’empowerment et/ou de rébellion que nous avions appréhendé laisse finalement place à une coexistence entre les deux systèmes. Le choix reviendrait donc à l’artiste, qui choisirait sa voie, ou qui changerait de voie, au gré des opportunités et de ses projets.

Comme le dit Rico Senseii lorsque nous le questionnons sur son avenir dans la bande dessinée : « C’est intéressant… Les deux m’intéressent, je pense que l’éditeur est un bon allié pour toucher plus de monde, et puis le crowdfunding ça fidélise beaucoup. » Nous en venons donc à l’idée que, dans la bande dessinée, l’autoédition reste jusqu’alors un modèle complémentaire à l’édition classique. Un modèle qui recontextualise l’écosystème du 9ème art, notamment par les plateformes numériques. Bien qu’aucun système ne soit encore viable pour que tout.e passionné.e puisse se mettre à en vivre du jour au lendemain, le numérique étend la définition de l’autoédition et de la bande dessinée, comme il peut le faire avec l’édition classique. En offrant des possibilités de réduire les coûts de production, en donnant des moyens de mise en relation plus directe entre auteur.ice.s et lecteur.ice.s, le numérique fournit un large terrain d’expérimentation pour de nouveaux modèles économiques ou de nouveaux modèles de carrières dans une industrie qui peine à payer ses auteur.ice.s.

Georg Franck (Traduction  Laura von Niederhäusern), « L’économie de l’attention – Chapitre 2. Économie de l’attention », (2014).

L'auteur.e

Mathieu Loembet
Etudiant en Master Industries Culturelles - parcours Plateformes Numériques

Le.la photographe

Caroline Mansouri
Etudiante en Master Photographie - l'Ecole Nationale Supérieure Louis Lumière - Photographe, Artiste 3D

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