Manga Plus : la petite mort du Fansub

Le numérique a déjà accéléré la diffusion du manga depuis une bonne dizaine d’années. Les fans des œuvres graphiques japonaises se sont retrouvés éditeurs-traducteurs en diffusant à d’autres fans les chapitres indisponibles en France, partageant ainsi leur passion en parfaite illégalité vis-à-vis du droit d’auteur. Un nouvel acteur légal vient d’entrer récemment sur le marché du manga numérique : la maison d’édition japonaise Shueisha. Cette dernière court-circuite l’éditorialisation et la plateformisation d’une pratique fan en vue d’une réappropriation de huit de ses licences phares. Cette stratégie de la Shueisha peut correspondre à une amélioration du confort des fans mais aussi à une stratégie numérique et commerciale.

(english) Over the past ten years, digital technologies have accelerated the spread of mangas. Fans of Japanese graphic comic books have turned themselves into translator-publishers by spreading chapters that are not available in France to other fans, illegally sharing their love of mangas with no regard for intellectual property.

Japanese publishing house Shueisha launched a publishing platform for eight of its main titles. Shueisha’s strategy makes life easier for fans and but can also be seen as a clever digital and commercial strategy.

Avoir les derniers chapitres de ses mangas préférés, directement sur son téléphone, de manière gratuite et légale est désormais possible en France. Le 26 Septembre 2021, marque l’arrivée de la plateforme MangaPlus de l’éditeur japonais Shueisha. 

Celui-ci distribue gratuitement les derniers chapitres sortis dans ses magazines de prépublication, simultanément à leur sortie papier dans l’archipel. Cependant les communautés françaises japonophones traduisent depuis des dizaines d’années ces œuvres et les distribuent gratuitement, une activité désignée comme du « fansubing » ( littéralement : fan sous-titrant ). 

Ce nouvel entrant pourrait donc modifier le marché, les habitudes de consommations des lecteurs, et les processus éditoriaux des traducteurs-fans. Il semble donc intéressant d’expliciter les différentes stratégies industrielles derrière cette arrivée mais également pourquoi le manga comme objet culturel se porte à la numérisation pour le marché français. Nous avons choisit pour cette enquête socio-photographique de mener des entretiens afin de recueillir des témoignages autour de cette pratique communautaire. @Barto ancien traducteur de « scan » ( chapitre d’un manga numérisé ) pour l’équipe ScantradFrance ainsi que @Kingdomiste, consommateur régulier. 

Des objets soumis à l’accélération numérique 

Les mangas sont des objets bien particulier dans notre espace littéraire français mais également numérique. Ces derniers, pré-publiés hebdomadairement au Japon, ne sont pas sûrs d’être traduits et distribués par des maisons d’édition françaises. Outre cette incertitude de publication pour de nouveaux titres, une chronologie des médias bien particulière s’applique à ces objets : un décalage de cinq mois s’applique entre la parution des tomes français et japonais. Décalage exacerbé avec la pré-publication japonaise puisqu’un tome comprend dix chapitres pré-publiés. En somme, pour une série à succès, huit mois minimum sont requis pour un lecteur français d’avoir ses chapitres traduits dans les mains. C’est ce délais qui a permis aux fans de s’insérer dans une pratique éditoriale au plus proche de leur diffusion réelle et ont habitué les consommateurs français :

« 12 ans après ma première lecture de scan, c’est devenu une habitude de consommation dont il est difficile de se défaire », témoigne @Kingdomiste

Depuis des années, les chapitres piratés sortent plus tôt que les versions papier même en japonais. Les livreurs de journaux diffusent les planches sur internet avant d’entamer leur livraison. De fait, même pour son alternative numérique, la Shueisha reste en retard vis-à-vis de la parution piratée qui est généralement antérieure d’une cinquantaine d’heures. @Barto nous livre la pratique de son frère face à une volonté de consommer le plus rapidement une oeuvre :


« Mon frère est comme ça : il est du genre à lire un chapitre en chinois s’ il sort 4 jours avant la traduction française, légale ou non. On en discute souvent car cette pratique m’énerve : […] Il n’y a rien à gagner à aller visiter ces sites, si ce n’est 3 jours, lorsqu’une alternative légale existe« 

André Mondoux et Marc Ménard ( 2018 ), chercheurs en science sociale se sont fortement intéressés à ces processus d’accélération, directement induit par le numérique :

« Alors que le désir, diachronique par nature, existe dans la durée, la jouissance se consume dans l’immédiateté ».

« Big Data, médiation symbolique et accélération sociale », dans : Nicole Aubert éd., @ la recherche du temps. Individus hyperconnectés, société accélérée : tensions et transformations. Toulouse, Érès, « Sociologie clinique », 2018, p. 217-236.

Nous pouvons remarquer ici, à la lecture croisée de ces deux propos, que la jouissance due à cette immédiateté est cristallisée par les usages sociaux du numérique. Usages que seuls les fans peuvent modifier afin de faire reconnaitre ce mode de consommation et pratique communautaire. 

La platefomisation des magazines hebdomadaires de l’éditeur japonais répond donc à une certaine accélération numérique : en particulier de la diffusion de ces contenus sur un espace ne permettant aucune valorisation de ces derniers par l’éditeur. « Fournir [ les œuvres ] officiellement est la meilleure contre-mesure contre les éditions piratées » sont les mots écrits par @momiyama2019, rédacteur en chef adjoint du Shonen Jump+, mensuel de la Shueisha, sur son compte twitter.

En effet, les éditions pirates sont ainsi concurrencées directement par une alternative légale et gratuite. Cependant, les enjeux pour l’éditeur qui met à disposition une plateforme de consommation légale de ses œuvres, sont bien plus gros qu’une simple mise à mal de la consommation pirate.

Une gratuité à interroger

Comme nous venons de le dire, cette plateformisation passe par une diversification verticale de la Shueisha qui se place en tant que distributeur numérique de huit licences sur le marché français. Du fait de l’existence de distributeurs physiques de ces licences en France, la plateforme ne peut publier que les trois derniers chapitres parus au Japon. Sur le portail anglais de la plateforme, les œuvres n’ayant pas de distributeurs dans la langue traduite se retrouvent totalement disponibles gratuitement et légalement à la lecture de quiconque sans inscription préalable.

Cette gratuité allait peut être de soit pour les sites pirates, mais ne l’est pas pour un tel éditeur. Sur le marché anglophone de la distribution des manga, cette stratégie pourrait empêcher certains éditeurs de se positionner physiquement sur ces œuvres au vue de leur accessibilité gratuite sur l’espace numérique. Néanmoins, si ce modèle éditorial fus choisi par la Shueisha, il partait cohérents qu’il arrive à valoriser ses contenus différemment que par les biais classiques de l’édition. 

De plus, un profilage des utilisateurs peut être entrepris algorithmiquement par l’éditeur, lui permettant de cibler quels profils de consommateurs seraient les plus pertinents à rediriger commercialement vers une entreprise ou un bien donné. Ainsi, comme l’ont développé André Mondoux et Marc Ménard :

« La viabilité économique du service repose dès lors sur la capacité d’atteindre une masse critique, laquelle est plus aisément et rapidement atteinte lorsque le service est gratuit, ce qui permet ensuite à la plateforme de bénéficier pleinement des effets de réseau ».

« Big Data, médiation symbolique et accélération sociale », dans : Nicole Aubert éd., @ la recherche du temps. Individus hyperconnectés, société accélérée : tensions et transformations. Toulouse, Érès, « Sociologie clinique », 2018, p. 217-236.

C’est bien ces effets de réseaux qui permettront alors aux média-socionumériques de capitaliser l’audience sur leur site en les mettant en relation avec des annonceurs publicitaires. 

De plus, cette récupération algorithmique et la valorisation des données recueillies auprès des utilisateurs peut nous faire penser aux questionnaires que la Shueisha glisse dans ses magazines de prépublication hebdomadaires afin de connaître le ressenti des lecteurs face aux chapitres qu’ils venaient de lire. Ces données étaient et sont toujours recueillies par l’éditeur afin de modifier la ligne éditoriale d’une œuvre en fonction de ce que les lecteurs attendent de celle-ci. Ainsi, par cette plateformisation de la distribution des œuvres, l’éditeur pourrait recueillir des données semblables à celles recueillies de manières physiques et consenties mais de manières bien plus rapide, puisque récupérer et mis en forme par des algorithmes. On voit ici alors une nouvelle accélération se produire au sein des processus éditoriaux er de publication des œuvres qui étaient bien établies chez l’éditeur. Néanmoins, est-ce que cette innovation en termes d’éditorialisation saura trouver résonance dans les modes de consommations des lecteurs d’œuvres piratés et des communautés dans lesquelles ces derniers s’insèrent ?

Des habitudes de consommations communautaires

En effet, le fait qu’une innovation soit disponible au public ne veut pas dire que cette dernière saura être standardisée par les usages des utilisateurs. Comme nous l’a dit @Kingdomiste en interview :

« au fil des années, ce sont de véritables communautés qui se sont créées autour de ces sites, c’est devenue une aventure rassemblant des milliers de personnes. La Shueisha a mis plus d’une décennie pour mettre en place MangaPlus, je pense qu’il faut leur laisser à eux aussi, les traducteurs, un temps d’adaptation ».

Nous pourrions ajouter à ces mots qu’il faudrait également laisser du temps à la maison d’édition japonaise qui va devoir se substituer à ces sites sans perdre l’aspect communautaire de ces derniers qui semble occuper une place prépondérante. 

De plus d’autres problèmes peuvent survenir quant-à la réception des fans et des consommateurs de mangas numérisée : l’interprétation de la traduction. @Barto, ancien traducteur pour l’équipe ScantradFrance du manga Jujustu Kaisen nous livre qu’il s’est

« souvent entretenu avec Fédoua Lamodière, la traductrice officielle de ce manga […] les gens cherchaient sans cesse à comparer nos traductions et comme ils découvraient les miennes bien avant les traductions officielles en tomes reliés, ils n’hésitaient pas à descendre la traduction de Fédoua sur les réseaux sociaux. »

Il est clair que ces problèmes de traduction découlent de l’accélération numérique du manga comme évoquée ci-dessus. Ces multiples traductions sont en voie de disparition néanmoins avec l’arrivée de MangaPlus puisque ce dernier fait appel aux professionnels des maisons d’édition françaises pour traduire les derniers chapitres sortis en pré-publication. La place du traducteur officiel d’un manga se retrouve donc accélérée passant d’une traduction en bloc plusieurs mois après leurs sorties officielles en japonais, à une traduction hebdomadaire qui doit arriver en même temps que la distribution des journaux au Japon le lundi matin. 

Il serait cependant dangereux d’être naïf quant à l’unification des traductions d’une même œuvre par cette double tache imposée aux traducteurs officiels. Un double effort doit être consenti de la part des traducteurs fans et des lecteurs afin que MangaPlus trouve sa place sur le marché français. Effort fait par l’équipe de traduction dont faisait partie @Barto : ScanTrad France : « Vous l’aurez compris, Scantrad France arrête dès à présent toutes les séries du Shonen Jump, voire du Jump+ si elles sont aussi sur MangaPlus ».

Cette équipe de traduction s’occupaient de bien d’autres licences et n’a pas vu ses activités s’arrêter avec ce nouvel acteur. Néanmoins, ces huit licences représentaient un bon nombre du lectorat de cette communauté et cherchent aujourd’hui à faire découvrir de nouvelles licences à leurs plus fidèles membres. 

De fait, les traducteurs fans ne sont pas amenés à disparaître tant que la demande numérique de manga n’est pas complètement asséchée par les biais légaux d’exploitation. La France étant un véritable idylle législatif pour les œuvres culturelles et leur diffusion, il semble que cette offre pirate trouve encore longtemps une demande avide de nouveauté puisque seulement huit licences sont disponibles sur plus d’une centaine potentiel. 

Une reconnaissance du lectorat Français         

Malgré ces logiques communautaires résilientes pouvant freiner la diffusion de la plateforme de l’éditeurs japonais, tous s’accordent à dire que sa venue sur le marché numérique français est une bonne chose : « C’est tout d’abord une forme de reconnaissance de la part de la Shueisha de ses lecteurs étrangers. » pense @Kingdomiste.

« Nous avions depuis longtemps l’impression d’être invisibles à leurs yeux, aujourd’hui nous pouvons dire que c’est bon : on existe, et ils le savent ». 

Ce sentiment est également partagé par notre traducteur-fan @Barto :

« Je trouve que c’est une très bonne chose, déjà pour la reconnaissance du lectorat français. Enfin moi je trouve ça toujours étonnant que cela n’ait pas été entrepris plus tôt : quand on regarde les classement de consommateurs de manga dans le monde, le lectorat français est vraiment bien placé ».

Ainsi, souvent, avant d’être des traducteurs ou des consommateurs pirates, les consommateurs de manga numériques sont simplement des passionnés. Fans d’une culture, de code graphiques et narratif venus en France progressivement par une mondialisation accélérée par les technologies de l’information et de la communication. Ces communautés organisées depuis plusieurs dizaines d’années autour de certaines œuvres ou équipes de traduction se révèlent alors fortement demandeuse de cette alternative légale proposé à présent par la Shueisha. Alternative légale permettant une prise de conscience par l’éditeur de la force de marché que représente le manga en général en France, MangaPlus aura-t-il un impact sur le marché physique du manga en France ? 

L’effort est arrivé à terme pour les fansubers et leurs communautés, il peuvent désormais jouir d’une reconnaissance symbolique de la Shueisha. Reste à savoir comment ces derniers pourront continuer à faire vivre leur communauté en perdant un peu plus de place pour leur expressivité sur un espace numérique récupéré par les plus gros. 

Crédits illustrations :  
Bleach par Tite Kubo (oeuvre originale), ed. Shueisha (Japon) / Glénat (France), 2001-2016. 
Scantrad par Anime Release (ww3.readbleachmanga.com/
Photographies et montages par Morgane Kieffer

Démarche photographique

L'auteur.e

Charles Goasguen
Passionné et grand consommateur de manga, je cherchais à rendre hommage à une pratique qui m'a bercé durant de nombreuses années au profit d'une pratique légale, rendant elle hommage aux auteurs de ces oeuvres.

Le.la photographe

Morgane Kieffer
Morgane Kieffer, 22 ans, vit à Saint-Denis. Née à Épernay, elle se passionne pour la photographie dès l’enfance. Amateure dans la pratique, elle décide d’entrer dans un parcours professionnel après un Baccalauréat Scientifique. Les deux années de BTS Photographie à Roubaix lui ont apporté la certitude de vouloir faire de l'image son métier. Elle veut approfondir sa technique et décide de préparer le concours pour l’Ecole Nationale Supérieure Louis-Lumière. Elle obtient son brevet de technicien, fait sa première exposition personnelle, et est acceptée en Master Photographie. Depuis lors, elle poursuit ses études avec passion, autant dans la pratique du numérique que celle des procédés analogiques.

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