Limiter les likes, ralentir le rythme, favoriser les rencontres « sérieuses » : Hinge affirme rompre avec la logique du swipe. Une promesse séduisante, à l’heure où les applications de rencontre font partie du quotidien des jeunes adultes.
« Quand je m’ennuie, j’ouvre Hinge et je swipe sur l’application, ça devient une habitude » raconte Nicolas, 23 ans. À la table d’un café parisien, il fait défiler les quatre-vingt-dix personnes avec lesquelles il a matché. Moins de dix ont donné lieu à une vraie rencontre. Les autres sont restées dans le fil, entre messages inachevés, silences et conversations suspendues.
En 2024, plus de 7 millions de Français utilisent une application de rencontre, et les 18-29 ans y sont les plus présents. Pour cette génération, ces plateformes sont devenues un passage presque incontournable pour rencontrer un partenaire, au-delà des seules relations
sexuelles. Longtemps dominé par le swipe rapide, l’accumulation de profils et la logique du «toujours plus», le dating en ligne a favorisé des rencontres brèves, parfois éphémères, proches d’un speed dating permanent.
C’est dans ce contexte que Hinge se distingue par son positionnement. L’application revendique une autre approche de la rencontre amoureuse, elle se définit elle-même comme une application pensée par des « love scientists », des scientifiques de l’amour, capables de créer des relations authentiques et durables.
Reste une question : cette ambition change-t-elle réellement la manière dont les jeunes entrent en relation ?
« J’aurais aimé que tu sois avec moi pour me montrer les détails que je n’ai sûrement pas vu. Mais cette première visite, je l’ai faite en silence, comme on marche dans un souvenir qui ne nous appartient pas. »
L’analyse de l’interface et les entretiens réalisés auprès de jeunes utilisateurs permettent d’observer un décalage constant : Hinge met soigneusement en scène une rencontre plus sérieuse, mais les pratiques réelles réintroduisent le zapping, les stratégies de contournement, et l’instabilité propres aux autres applications. En arrière-plan, le modèle économique du dating en ligne, fondé sur l’abondance, la compétition et la monétisation de l’attention, pèse sur les interactions et limite la portée de cette promesse.
Trois dimensions se dégagent : le design de Hinge et ce qu’il cherche à inculquer, les usages concrets des utilisateurs qui s’approprient ou détournent ces règles, et les contraintes du numérique qui prolongent les logiques que Hinge prétend corriger.
Cet article repose sur une observation approfondie de l’application Hinge, ainsi que sur plusieurs entretiens réalisés auprès de trois jeunes adultes âgé.es de 20 à 25 ans, tous.tes utilisateur.ices de Hinge. Ces matériaux empiriques sont complétés par une littérature scientifique consacrée aux usages des applications de rencontre et aux transformations des relations amoureuses en ligne. Les témoignages cités restituent les expériences des enquêté.e.s telles qu’ils les formulent.
Hinge, une application à part ?
Deux ans après son implantation en France en 2022, Hinge est la deuxième application de rencontre la plus téléchargée. Son slogan, «conçue pour être supprimée», parle à une génération lassée des défilés sans fin des profils, du swipe automatique et des conversations qui s’éteignent aussi vite qu’elles commencent. L’application promet autre chose : ralentir, choisir, rencontrer pour de vrai.
Contrairement aux autres plateformes, où les likes sont presque illimités et les matchs sans plafond, Hinge impose un rythme. Dix likes par jour, et seulement huit matchs simultanés : au-delà, il faut en supprimer un pour en ouvrir un autre. L’idée affichée est simple : pousser les utilisateurs à regarder les profils plus attentivement, à faire des choix, à prêter attention.
L’ « authenticité » mise en avant par Hinge passe aussi par ses prompts, ces questions auxquelles il faut obligatoirement répondre pour créer un profil : anecdotes, goûts, positions sur le couple, envies. Une manière de forcer chacun à dévoiler quelque chose de lui avant même le premier message.
C’est ce qui a séduit Céleste, 21 ans : « Quand on s’inscrit sur Hinge, on nous demande de répondre à beaucoup de questions, de parler de soi, etc, ce qui n’existe pas vraiment sur les autres applications de rencontre. Donc, je pense que tout ça mène à faire des rencontres qui, sur le papier, devaient être plus sérieuses et authentiques. »
Le tri proposé par l’algorithme fait aussi partie de l’argument. Plusieurs jeunes expliquent avoir l’impression d’un système plus sélectif. « Ce qui me plaît, je pense qu’il y a un espèce d’algorithme qui te propose les personnes qui te correspondent le mieux et qui les mettent en avant. C’est cool parce qu’on a pas besoin de trop chercher. Je pense que sur Tinder, il y a moins cet algorithme là. » raconte Valentine, 22 ans.
À travers ces choix de design, Hinge met en scène une autre façon d’entrer en relation : moins rapide, plus ciblée, plus cadrée. Une sorte d’apprentissage implicite de la retenue, du tri, et de la formulation de ce que l’on cherche. Sur le papier, Hinge ralentit la rencontre. Dans les usages, c’est une autre histoire.
« C’est étrange ce moment où tout espoir disparait, comme si rien n’avait existé »
Ce que les jeunes font réellement de Hinge
Derrière la vitrine d’une application plus « sérieuse », les usages racontent autre chose. Les entretiens menés auprès de jeunes adultes montrent que les limites instaurées par Hinge sont très vite contournées.
Une majorité des enquêtés expliquent masquer des conversations jugées tièdes afin de contourner la limite imposée par l’application et matcher ailleurs. Nicolas fait défiler son onglet « masqués » : « J’en ai quatre-vingt-quinze. En vrai, ça ne limite rien du tout. » Céleste dit faire la même chose : « Je supprime ceux qui m’intéressent le moins pour parler aux autres ».
Le ghosting, phénomène de disparition après quelques échanges, reste omniprésent, même sur cette application. Pour Céleste : « Sur Hinge, quelqu’un peut te parler une semaine… puis disparaitre. C’est le jeu. » Ce discours fait écho à ce que les chercheurs Rival et
Smaniatto1 décrivent comme une « solitude du lien » : dans un contexte d’hyperconnexion, les interactions sont nombreuses mais instables, facilement interrompues, et produisent une alternance de zapping, de déception, et de lassitude. Les prompts sont eux aussi détournés. Certains répondent de manière minimale pour ne pas se livrer ; d’autres optimisent leur profil comme une vitrine. Valentine explique : « Tu glorifies un peu ta vie, tes études. Tu pimp un truc, alors que dans la vraie vie ça se passe pas vraiment comme ça. » Ce travail de construction de profil s’inscrit dans ce que le chercheur et psychologue Kévin Toupin2 décrit comme une « avatarisation » de soi : une fabrication d’un moi numérique partiellement distinct du moi réel, ajusté aux attentes du marché relationnel.
Pour Céleste : « Sur Hinge, quelqu’un peut te parler une semaine… puis disparaitre. C’est le jeu. »
La sociologue Eva Illouz démontre que les sites de rencontre encouragent une auto-présentation standardisée, à partir de catégories précises, ce qui tend à uniformiser les profils tout en prétendant exprimer une authenticité individuelle.3 L’abondance de choix continue aussi de peser sur les interactions, surtout pour les femmes, malgré les limitations de likes et de matchs. Céleste ouvre son onglet « likes reçus » : « Il y en a plus de mille. Je me dis que si une personne me plaît pas forcément, je vais pas essayer de creuser … Je pourrais trouver mieux. »
Chez les hommes, c’est l’effet inverse : peu de likes, beaucoup de compétition. Nicolas raconte : « Quand j’ai téléchargé, j’ai eu zéro like pendant une semaine. Du coup, tu essaies de te démarquer. » Ces asymétries de genre ont été documentées dans un ouvrage publié en 2012 par Marie Bergström et Malena Lapine4 qui ont montré que les femmes font l’expérience d’une surcharge de sollicitations, les conduisant à développer des stratégies de vigilance. Les hommes, quant à eux, subissent davantage les non-réponses et la compétition entre profils.
Les interactions héritent des mêmes dynamiques que sur Tinder : rapidité, épuisement, comparaison permanente. Valentine parle d’ « une application où les limites sont floues » : « Tu passes d’une personne à une autre trop vite. Tu ne sais plus ce que tu veux. »
Nicolas raconte : « Quand j’ai téléchargé Hinge, j’ai eu zéro like pendant une semaine. Du coup, tu essaies de te démarquer. »
Plusieurs enquêtés expliquent aussi que les discussions virtuelles servent surtout d’étape intermédiaire, jamais vraiment satisfaisante. « Hinge m’a appris que rencontrer quelqu’un, en fait, ça se fait dans la vraie vie », résume Nicolas. On est donc loin de l’apprentissage supposé d’une nouvelle manière d’entrer en relation et de gérer les rencontres : loin d’apprendre à ralentir ou s’engager, Hinge reconduit les réflexes déjà installés. Malgré son design, l’application n’efface pas les automatismes : accélérer, sélectionner, optimiser, protéger son ego, et parfois … disparaître sans prévenir.
Une promesse contrariée par l’économie du marché amoureux
Si Hinge affiche la volonté d’accompagner les utilisateurs vers des relations stables, son modèle économique raconte une autre histoire. L’application repose sur des formules payantes, Hinge+ et HingeX, qui offrent davantage de visibilité, un tri renforcé, et des « likes prioritaires ». Officiellement, elles ne garantissent rien. Dans les faits, elles suggèrent que « pour augmenter ses chances », il faut payer. Les « roses », envoyées avec parcimonie, censées représenter une preuve d’attirance plus forte qu’un simple like, renforcent cette logique. Une seule est gratuite par semaine, les autres sont payantes. Nicolas, qui en a déjà envoyé, en rit :
« À chaque fois que j’ai envoyé une rose … je n’ai jamais eu de match avec les stand-out5. Je me suis vraiment posé la question : est-ce que ces profils existent vraiment ? »
La rencontre sur Hinge est un marché où l’attention et l’affection prennent une valeur. C’est ce que Eva Illouz appelle des « marchandises émotionnelles »6
Dans son ouvrage « Réseaux amoureux sur Internet » : des émotions, des attentes et des liens qui deviennent des ressources sur lesquelles les plateformes peuvent s’appuyer : plus les utilisateurs cherchent de l’attention,
de la validation, plus l’application peut monétiser ces besoins. Toutes ces fonctionnalités transforment la solitude, l’envie d’être choisi ou de trouver l’amour en prestations payantes. Les profils deviennent des produits comparables, s’organisant selon des logiques de concurrence, d’optimisation et de maximisation des options. Les utilisateurs apprennent à affiner leurs goûts et à chercher la « meilleure affaire ».
Cette tension structurelle : une application qui dit vouloir être supprimée, mais qui doit maintenir l’engagement, s’exprime dans tous les entretiens. Et pourtant, Hinge n’est pas simplement « défaillant » : il répond au malaise qu’il contribue à entretenir. Céleste y a rencontré son dernier partenaire avec qui elle est restée un an et demi et témoigne que c’était une bonne surprise, même si elle ne s’attendait à rien.
Le paradoxe est là : Hinge offre un espace de rencontre réelle, mais dans un cadre qui pousse aussi au tri, au doute et au passage à autre chose. Il promet la fin du swipe, mais il vit de sa répétition. Une application « conçue pour être supprimée » … qui prospère précisément parce qu’on n’y arrive pas.
Au fond, Hinge n’est ni la solution qu’elle promet, ni la cause des dérives qu’on lui attribue.
Nicolas, qui en a déjà envoyé, en rit :
« A chaque fois que j’ai envoyé une rose … je n’ai jamais eu de match avec les stand-out. Je me suis vraiment posé la question : est-ce que ces profils existent vraiment ?»
L’application propose une manière plus lente et plus cadrée d’entrer en relation, mais elle fonctionne dans un environnement où l’abondance, l’algorithme et l’économie du dating façonnent déjà les comportements. Elle condense les tensions de la rencontre à l’ère des profils : le désir de l’amour durable et la tentation du « mieux ailleurs », l’envie d’être sincère et la peur de se dévoiler, la promesse de l’amour et la logique marchande qui l’encadre. Ce n’est sans doute pas le lieu pour apprendre à aimer, mais plutôt un espace où se révèle, par l’expérience, ce que l’application ne peut pas produire. Ce n’est peut-être pas l’application qu’il faudrait supprimer, mais l’idée qu’une rencontre durable puisse entièrement se construire dans un cadre pensé pour organiser, classer et hiérarchiser les relations.
« Je souhaitais juste te dire que je viens, pour revivre un court instant notre histoire »
Le projet photographique interroge l’idéal amoureux à l’ère des sites de rencontres à travers une fiction visuelle qui pose la question suivante : peut-on réellement construire une relation durable dans un espace entièrement virtuel ?
À travers la création d’un discours entre photographie de selfie et lettres d’amour, l’idée est d’exprimer l’écart entre l’amour idéalisé et la réalité du ghosting, phénomène devenu courant sur les applications de rencontre. Ce projet propose une mise en scène de soi comme réponse au silence, un geste symbolique qui matérialise une réaction face au vide numérique.
Une réflexion approfondie sur l’exploration de la sincérité, de la solitude et de l’idéal amoureux dans un contexte où la communication est instantanée et souvent éphémère.
- Rivoal, S. et Smaniotto, B. (2025). Tinder, palliatif de la perte de l’objet à l’ère des rencontres hyperconnectées ? Nouvelle revue de psychosociologie, 40(2), 59-71. https://doi.org/10.3917/nrp.040.0059.
- Toupin, K. (2025). Quête de soi et mise en scène de soi dans les rencontres en ligne De l’@vatarisation soïque à l’auto-représentation narcissique. Psychologues et Psychologies, 296(2), 6-13. https://doi-org.accesdistant.bu.univ-paris8.fr/10.3917/pep.296.0006.
- Illouz, E. (2006). Réseaux amoureux sur Internet. Réseaux, no 138(4), 269-272. https://shs-cairn-info.accesdistant.bu.univ-paris8.fr/revue-reseaux1-2006-4-page-269?lang=fr.
- Bergström, M. et Lapine, M. (2025). Chapitre 17. Applications de rencontres Entre banalité et inégalité d’usage. Dans La sexualité qui vient : Jeunesse et relation intimes après #Metoo (p. 285-299). La Découverte. https://doi-org.accesdistant.bu.univ-paris8.fr/10.3917/dec.bergs.2025.01.0285
- Les profils « stand-out » sont une sélection de profils faites par l’application auxquelles il n’est possible d’envoyer que des roses.
- Illouz, E. (2006). Réseaux amoureux sur Internet. Réseaux, no 138(4), 269-272. https://shs-cairn-info.accesdistant.bu.univ-paris8.fr/revue-reseaux1-2006-4-page-269?lang=fr.
