Adolescents face aux images de guerre sur les réseaux socionumériques

Les réseaux socionumériques élargissent la portée des conflits internationaux, notamment au travers de la migration d’images-chocs, s’immisçant à l’intérieur des frontières européennes jusqu’aux smartphones des adolescents. Comment les adolescents vivent-ils la visualisation récurrente d’images de guerre sur leurs comptes ?

     Depuis le 7 octobre dernier les écrans sont à nouveau la caisse de résonnance des conflits violents en Israël et Palestine. Comment les adolescents vivent-ils avec les fils de recommandation de leurs réseaux socionumériques ? Nous avons mené l’enquête dans un collège d’Ile de France, quatre jeunes de treize ans se sont empressés de nous répondre.

    Le 16 octobre 2023, Bruxelles a sollicité Meta, Youtube, Tik-Tok et X pour un rappel à la loi concernant leurs obligations de contrôle des contenus illicites, dangereux et préjudiciables, instaurées par le Digital Services Act. Le rapport d’Amnesty International intitulé Les géants de la surveillance (2019) nous avait déjà alertés sur la menace démocratique qui pesait sur l’incompatibilité des modèles économiques (Boullier D, 2009; C. Alloing et J. Pierre, 2017;Y. Citton, 2014) de Meta et Google avec les droits à la vie privée, à la liberté d’expression, de la pensée mais également les droits à l’égalité et à la non-discrimination. Depuis des années, chercheurs et associations alertent sur les effets dévastateurs de la circulation de contenus violents sur les droits humains. Le 7 novembre dernier, une énième enquête signée Amnesty International et intitulée Le fil « Pour toi » de TikTok risque de pousser des enfants et des jeunes vers du contenu dangereux en lien avec la santé mentale s’ajoute à la liste d’éléments accumulés par l’ONG et démontre en quoi le fil pour toi de Tik Tok peut aggraver la santé mentale des adolescents et les pousser à consommer des contenus dangereux. Tous ces éléments soutiennent aujourd’hui une campagne mondiale en faveur de la responsabilité des entreprises et de l’octroi de réparation en cas d’atteintes aux droits humains.

   

    Ces plateformes s’inscrivent au sein d’une logique d’économie-monde (Braudel F, 2022) qui témoigne d’une ouverture particulière au processus d’internationalisation des échanges et d’une appartenance à un espace géographique supra-national (Bouquillion P, Combes Y, 2007) des marchés financiers. Dans notre enquête, nous supposons que cette confrontation du droit aux logiques économiques des réseaux socionumériques impacte les usages des adolescents. En effet, les collégiens sont précocément présents sur ces espaces et leur faible acculturation à l’espace public numérique pose
des questions de sécurité aussi bien sur les plans juridique que démocratique.

    La question de la fragilité des adolescents face aux expressions numériques de la violence et de leur propension à y être exposés fait l’objet de nombreuses recherches scientifiques (Jehel 2011; 2018; 2019; 2019 ; Trehondart 2019 ; Perret 2019).). Nous avons interrogé une dizaine d’élèves de troisième, scolarisés au sein d’un établissement privé catholique et appartenant à la classe favorisée. Nous pensions que ces jeunes seraient sans doute davantage accompagnés dans leur environnement familial que d’autres jeunes issus de classes plus défavorisées. Nous sommes donc parties de l’hypothèse selon laquelle les préadolescents de cet établissement seraient moins exposés à une prolifération d’images conversationnelles (Gunthert A, 2018) violentes de guerre ayant fait irruption au sein de l’espace médiatique au cours de ce dernier semestre 2023. De plus, le fait qu’il s’agisse d’un collège confessionnel rend difficile le dialogue autour de certains sujets notamment liés à la question de la désobéissance des valeurs et règles préalablement admises comme morales. Afin de faciliter les échanges, nous leur avons demandé de se remémorer des contenus violents, voire de guerre auxquels ils auraient pu avoir accès. Nous voulions savoir s’ils restaient fixés dans des logiques de réception ou s’ils les modifiaient au fur et à mesure de leur exposition ? Comment les préadolescents s’approprient-ils le fonctionnement interne de leurs réseaux sociaux et de leurs algorithmes ? Ces appropriations sont-elles liées à des logiques de réception en particulier (adhésion, évitement, indifférence, autonomie) ? Peut-on comparer l’évolution de ces usages à un parcours autonome semé d’embûches et de risques : en d’autres termes, à un parcours du combattant ?

    La veille de l’intervention, nous avons présenté aux élèves les enjeux de recherche du site Numérique Investigation. Nous avons répondu à leurs questions et leur avons proposé de choisir la configuration d’entretien qui leur convenait le mieux en binôme ou en petit groupe. Chacun a choisi un pseudonyme afin de garantir son anonymat.

    Au sein de cette classe de troisième, les entretiens de quatre collégiens de 13 ans trois filles, User 5, User 15, Cacao et un garçon, Baki nous ont particulièrement éclairé.

Des profils plus exposes que d’autres aux contenus violents de guerre : entre adhesion et autonomie

User 5 : une adhésion caractérisée par un débordement                   émotionnel et une faible médiation parentale

    User 5, une jeune fille de 13 ans, appartient à un milieu social favorisé. Sa mère est directrice de cabinet et son père directeur de la prospective dans une grande entreprise. La jeune fille a reçu un téléphone portable connecté dès le CM1. Elle a choisi un pseudonyme qui témoigne de sa connaissance des stratégies de protection des données personnelles sur les réseaux sociaux. Pourtant, nous avons constaté qu’User 5 avait déjà été confrontée, à plusieurs reprises, à des contenus de guerre concernant les conflits russo-ukrainiens et israélo palestiniens.

« (…) La guerre en Russie (…) c’est toujours d’actualité mais c’est vrai qu’on en parle beaucoup moins depuis la guerre en Palestine (…). On n’a pas des gens qui sont égorgés ou des trucs comme ça. Mais (…) il y a des extraits de vidéos qui sont vus à la télé. Il y a des politiques qui parlent de l’actualité et qui disent, je sais pas, Israël ils ont tiré sur des bébés ou la Palestine a tiré sur des civils ou des choses comme ça. » (User 5)

User 5 nous décrit également des contenus relatant des attaques terroristes.

« On a vu sur TikTok une dame (…). C’est un vrai extrait d’appel d’une femme qui appelait la police parce qu’elle vivait un terrorisme. Ça a été enregistré et publié sur TikTok tout ça … et c’est une femme qui a appelé la police en disant oui venez nous sauver tout ça, c’était le terrorisme du Bataclan et c’était une femme qui disait qu’elle s’était faite toucher, mais qu’elle était pas morte, et elle s’était cachée. Et en fait après on a entendu un coup de feu, et elle est morte. Après, elle répondait plus au téléphone. (User 5) »

    D’autres contenus violents sont relatés et proviennent de massacres de guerre. User 5 pense que ces contenus proviennent du darknet. 

« Sur Twitter (..) je voulais retrouver une vidéo d’un mec de Paris. (…) ça m’avait dirigée sur un lien (…) vers Telegram. Il y avait une galerie de vidéos, et quand j’ai cliqué ça m’a vraiment marqué, enfin je n’ai pas pu dormir de la nuit, c’était une fille qui se faisait égorger. (…) j’avais même vu (…) un mec avec un briquet sur l’œil de quelqu’un (…). C’était horrible. » (User5)

     La curiosité, le besoin de s’informer et de se divertir tiraillent le parcours d’information d’User 5 qui assume un attrait particulier pour les contenus d’actualité politique mais qui évoque clairement une difficulté à se protéger systématiquement et émotionnellement de la violence qui peut en émaner. En effet, l’exposition à ces contenus s’accompagne perturbations émotionnelles audibles dans son témoignage. User 5 mentionne des émotions négatives telles que la peur, le dégoût, la colère, la tristesse et une sensation d’impuissance. A ces émotions sont corrélés des épisodes de crises d’angoisse qui résultent, selon elle, d’une exposition cumulée à des contenus visionnés documentant desactes de terrorisme. Au cours de l’entretien, User 5 évoque un voyage en train au cours duquel elle croise le chemin d’un homme qui possédait un couteau suisse visible et dont l’aspect physique, selon elle, ressemblait à celui d’un profil terroriste. User 5 a associé cette situation ordinaire à une situation de danger.

« Je sais que quand il y avait eu des actes de terrorisme bah moi par exemple quelques jours après je devais prendre le train et j’ai cru vraiment que j’allais mourir, parce que y avait un mec qui remplissait un petit peu les cases du terroriste et il avait une sorte de couteau. Et je sais pas, j’ai paniqué. Avec tout ce qu’il s’est passé avant. J’ai eu hyper peur qu’il nous tue tous. C’est pas du tout ce qu’il s’est passé, mais voilà. » (User 5)

    Le parcours d’information d’User 5 est ancré dans une logique d’adhésion caractérisée par une volonté de continuer de visualiser des contenus impactants, sans s’interroger vraiment sur leur source, ni leurs intentions. La jeune fille souhaite les regarder intégralement afin de savoir si les gens sur TikTok donnent leur avis, s’ils ont abusé. Ils correspondent à son intérêt pour des contenus politisés. Néanmoins, nous pouvons formuler l’hypothèse selon laquelle la jeune fille s’inscrirait au sein d’une dynamique allant vers plus d’autonomie qui se manifeste par une diminution de son usage de X. Mais le développement de stratagème reste quasi nul face à l’envie de ne pas vouloir soumettre son fil d’actualité à une censure de la réalité politique. Elle assume indirectement le risque de tomber involontairement sur de nouveaux contenus violents. Nous pouvons donc conclure que dans ce cas, l’exposition à des contenus violents de guerre tend à placer User 5 dans une logique d’adhésion aux images de violence. Néanmoins, cette dernière est tiraillée entre sa volonté de rester informée, de perpétuer son contact avec la réalité des faits d’actualité et son envie naissante de se protéger de contenus qui la perturbent.

User 15 : Une médiation parentale et un parcours d’information                          intellectualisé s’épanouissant au sein d’une pleine autonomie 

    Dans un second entretien, nous avons rencontré User 15, une jeune fille de 13 ans, dont la mère est directrice à la SNCF et le père cadre dans le secteur de la protection de l’enfance. User 15 a reçu un téléphone portable en CM1 mais sans pouvoir utiliser les réseaux socionumériques. Ses parents ont mis en place un contrôle parental technique ainsi qu’un temps d’écran jusqu’à la fin de quatrième. La médiation parentale est ici corrélée à la mise en place d’un contrôle aussi bien systématique que technique. Toutefois, User 15 nous a révélé qu’elle avait été exposée à des contenus violents de guerre sur Tik Tok et X, notamment un contenu de mise à mort avec arme à feu.

« Concernant l’Afrique j’ai plus vu des contenus choquants. (…) par exemple quelqu’un (…) qui avait un pistolet et qui tire dans la tête de quelqu’un. Donc j’ai vu, après j’ai tout de suite passé et signalé. Mais c’était pas mon but de voir, j’ai pas voulu voir. » (User 15)

    Dans un second temps, User 15 évoque la même vidéo visionnée par User 5 par lien transmediatique et montrant une femme se faire égorger. Ce contenu est relié à un acte de terrorisme qui n’est d’ailleurs pas nécessairement associé à un contexte de guerre par les préadolescents : c’est pas vraiment la guerre, c’est plus en relation avec des actes de terrorisme (User 15).

« Et en fait, c’était je crois dans les mêmes circonstances qu’elle, c’était un lien, et en fait, j’ai pas voulu voir la vidéo moi, c’était pour chercher quelqu’un je crois. Je clique et je vois tout de suite la vidéo qui s’affiche, moi ça m’a hyper choquée donc ça m’a… enfin. Après j’ai supprimé Twitter et je n’ai plus jamais voulu y aller. (…) » (User 15)

    Dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, les adolescents ont pu voir des contenus ne montrant pas de violence physique directe mais mettant en scène une incitation à la haine et à la violence. Le contenu violent de guerre n’est donc pas uniquement défini par la mise en scène de violences physiques.

« Bah du coup, des actes de terrorisme. Je sais que, pas exemple, pour Samuel Paty, je crois, ils avaient fait une vidéo, c’est un Monsieur (…) qui avait dit n’importe quoi sur le prof et du coup ils ont voulu chercher son emploi du temps et du coup y a des gens qui disaient venez on va attraper Samuel Paty. On va le décapiter. Du coup c’était pas les agresseurs en eux-mêmes mais c’est une agression de dire ça, enfin. »

    Face à ces images, User 15 a exprimé avoir ressenti de la peur, de la compassion envers les victimes de ces actes mais aussi du dégoût, de l’énervement envers les personnes qui faisaient ça. Ces émotions ne sont néanmoins pas suivies de répercussions émotionnelles même si les contenus relatifs à la guerre contre le terrorisme semblent faire ressurgir une réminiscence en lien avec un souvenir de témoin d’un attentat terroriste.

 

« Bah moi j’ai pas été choquée, enfin si j’ai été choquée par ça, mais ça m’a pas fait de répercussions. Mais par exemple, moi très jeune, j’avais peut-être 4 ans, j’étais en Hongrie.

J’ai été un peu victime d’un attentat en vacances. Et les gens ils disaient courez, courez et en fait c’était des gens qui essayaient de faire des attentats. (…) Mais moi je sais que par rapport à ça j’ai eu peur de sortir pendant très longtemps, j’étais jeune mais quand même j’ai eu peur. Et là pour les actes de terrorisme ça m’a rappelé ça mais sinon voilà. » (User 15)

    Ce qui caractérise User 15 en amont et en aval de la visualisation de ces contenus est sa capacité à prendre du recul sur les émotions négatives générées et à ainsi se saisir des possibilités données par les plateformes afin de se prémunir d’autres suggestions algorithmiques non désirées.

« Par exemple, je bloque la personne, l’utilisateur, ou je mets « pas interessée ». Comme ça, ça ne va pas me mettre des vidéos de ce genre dans mon fil dans mes pour toi. Ou alors je signale, encore mieux. (…) Après j’ai supprimé Twitter et je n’ai plus jamais voulu y aller. » (User 15)

    Ensuite, User 15 dit avoir développé d’autres stratagèmes ne relevant pas directement de son intervention au sein des paramètres de la plateforme mais de sa capacité à détecter des liens suspects.

« Et je sais aussi y a des gens sur Tik Tok qui mettent par exemple allez voir mon insta dans ma bio, y a un lien, vous pouvez cliquer et vous allez être amené directement sur la vidéo qui a été censurée. Et du coup y a plein de gens qui y vont. Et puis des gens qui disent venez en privé et je vous l’envoie. » (User 15)

     User 15 adopte une approche stable et proactive pour gérer son exposition aux contenus violents sur les réseaux sociaux, tout en soulignant certains défis liés à la présence de contenus inappropriés sur ces plateformes. Elle ne se désolidarise pas de réactions émotionnelles fortes, mais se distingue par une rationalisation persistante des conséquences émotionnelles, une appropriation des outils mis à disposition par les plateformes concernées ainsi qu’une adaptation pragmatique et émotionnelle. User 15 identifie clairement les points d’entrée des contenus violents échappant à la modération de contenus ainsi que l’impact de ces actions sur l’algorithme. Ces éléments nous permettent d’attribuer au parcours d’information de User 15 une autonomisation persistante, stable mais croissante de sa logique de réception. En effet, sa propension à liker afin de signifier à l’algorithme ses préférences et à bloquer, disliker ou signaler lorsqu’il s’agit de contenus qu’elle souhaite évoquer, nous indiquent qu’User 15 est dans l’autonomie rationalisée de son parcours d’information.

« Quand c’est un contenu qui m’intéresse je like et du coup (…) l’algorithme va toujours te proposer des vidéos du même genre (…) Quand je veux pas, je mets pas intéressée, enfin t’as juste à cliquer ou alors tu zappes ou tu mets bloquer. Parce qu’en fait même si tu likes pas, plus tu restes sur la vidéo, plus on va te proposer ce style. » (User15)

    Avec cinq ans d’exposition aux réseaux sociaux, User 5 et User 15 partagent un parcours informationnel assez similaire sur le plan temporel. Néanmoins, sur le plan qualitatif, leurs usages sont très différents, car ils semblent ne pas avoir été introduits de la même façon. User 5 a, dès le CM1 eu accès aux réseaux sociaux sans régulation parentale tandis que User 15 a appris à côtoyer ces plateformes dans le cadre d’une forte médiation parentale.

« Avant (…) j’avais 10 minutes de temps d’écran (…) jusqu’en 4è. Jusqu’à l’année dernière (…) sur les réseaux sociaux (…) Tik Tok’ j’avais 20 minutes. Insta (…) 10 minutes (…)Mais, là, ça a vraiment augmenté. » (User 15)

    Ici, la médiation parentale est toujours d’actualité mais le contrôle technique a été levé. Toutefois, la jeune fille a construit ses propres repères et est capable de sortir de la fascination, alors que User 5 qui n’évoque pas de médiation parentale et a du mal à se sortir du régime d’adhésion aux images violentes dans lequel elle est émotionnellement retenue. Dans le cas d’User 15, la propension de la jeune fille à avoir été exposée à des contenus violents de guerre et à avoir développé ses propres stratégies de protection au fur et à mesure des visualisations de contenus violents de guerre mettent en évidence que la médiation parentale tend à donner les outils d’acculturation au numérique nécessaires à la préservation de la sécurité numérique des adolescents. En revanche, l’expérience d’User 5 nous alerte sur les risques d’une l’absence de médiation parentale sur le bon développement des usages numériques vers plus d’autonomie.

    Quelle est la place de cette surveillance et de la médiation chez les sujets les moins exposés à des contenus violents de guerre ? D’autres variables entrent-elles en ligne de compte ?

             Des profils epargnes grâce à des interets de niche :                   entre evitement et autonomie

Baki : une médiation parentale et un parcours d’autonomie                      adjoint à un pragmatisme à toute épreuve

     Baki est un jeune homme de 13 ans inscrit dans la même classe de troisième. Il n’a pas su nous renseigner sur la profession de sa mère mais son père est un ancien militaire. Son pseudonyme nous indique son intérêt pour les mangas et les jeux vidéo. Corrélés à un contrôle parental systématique, les intérêts de niche développés par le jeune homme structurent son rapport aux réseaux socionumériques. Ils ont poussé l’adolescent à développer un parcours d’information centré autour de ses passions et de l’usage Whatsapp, Reddit, Discord, et Youtube. Baki possède un téléphone portable depuis deux ans et demi et est interdit de tout réseau socionumérique par ses parents, même s’il utilise Youtube. Cet état de faits convient à Baki. Il conjugue des usages numériques et traditionnels de l’information, en s’informant par la radio ou la télévision, et en suivant Hugo Décrypte ainsi que les versions numériques de BFM ou du Parisien sur Youtube.

« Instagram, TikTok et Snapchat (…) mes parents ne veulent pas (…) ça ne m’intéresse pas (…) je préfère faire d’autres trucs et ne pas perdre mon temps. » (Baki)

    Ce contexte conditionne une moindre exposition de l’adolescent aux contenus violents de guerre. Ses activités en ligne sont portées par son intérêt pour les jeux vidéos et les mangas. Mais son exposition aux contenus violents de guerre s’intègre tout de même dans ses usages puisque Baki développe un parcours d’information d’actualités généralistes. Sur Youtube, Baki mentionne avoir été exposé à des contenus violents issus de médias généralistes journalistiques mais également amateurs. Il s’agit de conflits impliquant notamment le Hamas, l’Ukraine et le Sahel.

« Ça peut être les guerres du Hamas, en Ukraine, il y a le Sahel aussi avec les terroristes, et sinon c’est tout. (…) j’ai déjà vu des violences d’armes ou violences humaines la plupart du temps ça ne me choque pas (…) ça peut être des images d’armes, de rockets qui sont tirées des explosions ou des gens qui sont en panique qui pleurent ou juste des corps qui peuvent être au sol comme pour le festival en Israël, même si ça, c’était flouté. » (Baki)

    Bien que certains contenus soient reconnus comme choquants par Baki et que celui-ci situe ses émotions entre tristesse et énervement post-exposition à ces contenus, le collégien centre son discours autour de l’expression d’une forme d’accoutumance aux contenus violents.

« Ça me passe souvent par la tête, mais j’ai quand même l’impression d’être de plus en plus habitué à ce genre d’image. (…) Oui, ça m’étonne de moins en moins. (…) Ça te reste dans la tête, un petit peu de temps, et ça t’invite à t’informer un petit peu pour apprendre un peu plus ce qu’il se passe. » (Baki)

     Cette accoutumance, qui révèle une forme de pragmatisme, a pour conséquence le développement d’une autonomie. Les usages de Baki sont proactifs, il veille à ne pas partager ces contenus, il exprime sa volonté de ne pas participer à la visibilité des contenus pouvant choquer d’autres jeunes, et à travers le partage de dislikes, il signifie à l’algorithme d’arrêter de lui faire des propositions de ce type.

« En général, quand je n’ai plus envie de voir certains contenus, je dislike. Et l’algorithme, il m’en propose moins. » (Baki)

    Si la restriction parentale n’empêche pas l’accès aux contenus violents de guerre, elle a notamment amené Baki à construire son rapport aux réseaux socionumériques autour d’une passion qui lui permet d’être épargné d’autres contenus, potentiellement violents. De ce fait, Baki adopte une logique de réception autonome qui lui permet de construire un fil de recommandation proche de ses centres d’intérêt. La visualisation de contenus violents de guerre peut provoquer chez lui un inconfort sur le plan émotionnel (bien que celui-ci ne soit pas explicité) mais il réussit à développer une réflexion critique. La relation aux images est donc construite de façon pragmatique autour de ses centres d’intérêt et de sa recherche volontaire d’une exposition à une information vérifiée.

« Quand je vois par exemple un avion qui tire un missile sur des bases terroristes, je ne trouve pas ça forcément violent. Tant qu’on ne voit pas ce qui se passe derrière, et les gens qui meurent. Mais après un contenu violent, c’est quand on prend conscience qu’il y a des victimes et que ça impacte la population et ça n’est pas forcément une agression. » (Baki)

    Nous comprenons donc que le parcours d’information de Baki s’inscrit au sein d’une logique de réception autonome proche de celle d’User 15. Ces deux préadolescents ont en commun d’avoir fait l’objet d’une médiation parentale forte. De fait, le jeune homme nous montre donc sa capacité à intellectualiser le concept d’agression de façon à pouvoir hiérarchiser la violence qui émane de certains contenus de pouvoir construire une réception négociée de l’information.

Cacao : l’évitement à tout prix

     Cacao, fille d’une mère avocate spécialisée en droit de la famille et User 15 ont vécu une restriction de l’usage des réseaux sociaux par le cadre parental. La jeune fille de 13 ans dispose d’un téléphone portable avec connexion internet depuis deux ans et est interdite d’Instagram par ses parents. L’absence de l’utilisation des autres réseaux socionumériques comme Tik-Tok est néanmoins régie par un désintérêt pour des contenus redondants n’étant pas centrés sur sa passion : le dessin. 

    Les adolescents ainsi cadrés par des menaces de sanction de leurs parents, les évitent à leur manière. Cacao a le même âge que ces camarades de classe et manifeste un désintérêt total pour les réseaux socionumériques en dehors de son intérêt pour le dessin.

« Instagram, je n’ai pas le droit. (…) les réseaux sociaux se ressemblent (…) ça ne sert à rien (…) Pinterest c’est pour (…) des contenus de dessins, mais (…) pas (…) d’actualités (…). » (Cacao)

    De plus, Cacao manifeste une intolérance totale pour tout contenu sortant du cadre moral posé par ses parents, les évitant émotionnellement et pragmatiquement. L’évitement à tout prix ainsi que l’intérêt de niche de Cacao préservent ainsi son fil d’actualité de tout contenu violent. Cacao dit n’avoir jamais été exposée à des contenus violents de guerre.

« Un jour j’étais en train de regarder un film sur la techno (…) j’avais éteint pour aller dîner et quand je suis revenue j’ai appuyé dessus et (…) c’était un contenu pornographique. J’ai éteint direct et je suis allée voir mes parents. » (Cacao)

Les adolescents sur le front des réseaux socionumeriques

    Nous avons donc pu constater un véritable combat des adolescents face à la visualisation de contenus violents de guerre. Mais nous remarquons cependant que leurs logiques de réception évoluent. En ce qui concerne les profils les plus exposés à des violences de guerre (User 5 et User 15), nous constatons pour l’une un état transitoire mais non achevé entre une logique d’adhésion et d’autonomie et pour l’autre un état d’adhésion évolutif. En ce qui concerne Baki et Cacao, nous notons une stabilité associée à des logiques de réception liées aux régimes d’autonomie et d’évitement.

    Mais le travail émotionnel (Jehel S & Proulx S, 2020) réalisé par les adolescents, qui caractérise leur manière de réagir en ligne, aux contenus qui les émeuvent, est fortement impacté par les médiations parentales. Les médiations parentales strictes peuvent être favoriser une absence de trouble du fait des interdiction ou restriction des usages comme c’est le cas pour Cacao, User 15 et Baki. Néanmoins, la réduction des risques par l’interdiction ne semble pas octroyer aux adolescents les clés nécessaires au développement d’un esprit numérique critique. Ils ont été exposés à des contenus violents de guerre au fur et à mesure que le contrôle systématique des parents s’est estompé. Seule Cacao qui y est toujours soumise n’y a jamais été confrontée. Bien que sujets à une médiation parentale, les individus dont le parcours semble régi par l’interdiction ont donc un risque beaucoup plus accru d’être exposées à des contenus violents et de devoir acquérir une autonomisation par le risque.

    Comme nous avons pu le constater, le développement de ces nouveaux usages numériques n’est pas sans risques ni perturbations. Comme le révèle l’étude Adoprivacy : Les adolescents face aux enjeux de la privacy. Stratégies adolescentes, perspectives de régulation, innovations pédagogiques (2023), afin de protéger au mieux nos adolescents, il serait intéressant d’aborder l’éducation au numérique par l’autonomisation plutôt que par l’interdiction. Cela signifie que la protection de son enfant pourrait passer par un accompagnement numérique parental et institutionnel qui serait rendu possible par la formation parentale au numérique ainsi que par la mise en place d’une médiation avec leur enfant.

    La limite de cette enquête résiderait donc dans l’absence d’une analyse de l’évolution des logiques de consommation de ces quatre profils. En effet, agrandir le cadre temporel de l’étude nous permettrait sans doute d’analyser le moment de la suppression des interdictions parentales de Baki et de Cacao et ainsi de pouvoir constater l’évolution de leur parcours numérique dans le cadre d’un effacement progressif des contrôles parentaux auxquels ils sont actuellement soumis.

Bibliographie

DEMARCHE PHOTOGRAPHIQUE

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  • TREHONDART, N; SAEMMER, A; CORDIER, A (2023), L’interprétation des images « choc » : signes, filtres, idéologies, Semen (n°53), Presses universitaires de Franche-Comté
  •  ZUBOFF, S., 2020, L’Âge du capitalisme de surveillance. Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir, trad. de l’anglais (États-Unis) par B. Fomentelli et A.-S. Homassel, Paris, Éd. Zulma. 

Notre enquête a révélé que certains des adolescents que nous avons interrogés se retrouvent parfois face à des contenus violents (guerre, terrorisme, insulte, violence physique, etc…) qui suscitent des émotions très fortes. Alors rapidement, j’ai voulu utiliser ces images pour réaliser la partie photographique de cette enquête. J’ai ainsi récupéré différentes images de la plateforme TikTok pour les placer dans les silhouettes des élèves, en me basant sur leurs différents témoignages. Une manière de représenter la confrontation des adolescents aux images qu’ils visionnent. Ces nouvelles images donnent alors à voir un monde paradoxal où l’accès direct aux images amène à une forme d’invisibilisation : un accès à tout qui met les usagers à distance de ce qu’il y a réellement derrière les écrans.

L'auteur.e

Passionnée par l’enquête et la recherche, j’axe mes travaux universitaires autour d’observations sociologiques et psycho-affectives. Ces intérêts se conjuguent à une formation en "Sciences de l’Information et de la Communication".

Le.la photographe

Après deux ans de classe préparatoires aux Grandes Écoles de Photographie et de Cinéma, Charlotte Heulland est actuellement en dernière année de Master Photographie à l’ENS Louis Lumière, à Saint-Denis. Elle inscrit sa pratique photographique dans l’univers de la mode, mais ses recherches tendent par ailleurs à remettre en question l’aspect direct de la réalité grâce à la mise en scène dans la photographie documentaire.
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