La vie numérique en mer : entre défis et solutions Low-Tech

Naviguer au cœur des océans, symbole de liberté et de découvertes, devient un défi colossal lorsqu’on y intègre la dépendance aux outils numériques. L’accès à l’électricité, à Internet et la préservation du matériel se transforment en obstacles insurmontables, accentués par la menace omniprésente de l’eau salée. C’est dans ce contexte hostile que le collectif d’artistes, Hundred Rabbits, l’artiste sonore Antoine Bertin ont élaboré une réponse novatrice pour concilier la vie en mer et activité professionnelle dans l’art numérique.. Face à une technologie toujours plus vorace en puissance et en bande-passante, ces marins voient dans le low-tech et le logiciel libre une solution à cette équation délicate.

Vivre en pleine mer, loin des rivages familiers, représente un défi à la fois romantique et technologique. Pour comprendre les difficultés concrètes de la vie maritime pour des professionnels du numérique, nous avons rencontré le collectif d’artistes “Hundred Rabbits » et l’artiste sonore Antoine Bertin pour qui la mer est à la fois demeure et atelier. À travers des entretiens approfondis, nous explorons les contraintes numériques et explorons les solutions low-tech développées pour naviguer dans cet environnement hostile.

Les marins interviewés

Hundred Rabbits, également connu sous les noms de Rekka et Devine, forme un duo d’artistes multidisciplinaires canadien aux activités variées. Après avoir vécu au Canada et au Japon, ils ont choisi  de vivre à bord de leur voilier, Pino. Ils sont devenus des navigateurs nomades, quittant les côtes canadiennes après l’hiver pour sillonner le Pacifique.   Leur objectif consiste à comprendre la fragilité des systèmes numériques dans des environnements marins et à rechercher des solutions low-tech résilientes et à poursuivre leur création artistique. 

Né en 1985, Antoine Bertin est un artiste sonore diplômé de l’ENS Louis-Lumière et du London College of Communication. Son travail transcende les frontières entre science et expérience sensorielle, mêlant field recording, narration sonore, et composition musicale. Ses expériences à bord du bateau de recherche Tara, lors de missions maritimes, en particulier dans la collecte de données sur le microbiome marin, illustrent sa démarche liant art et écologie. L’œuvre d’Antoine Bertin se situe au croisement de la créativité artistique, de la recherche scientifique en biologie et des défis de la vie en mer.

Les défis numériques en mer

Au cœur du tumulte de l’océan, les artistes marins de Hundred Rabbits sont confrontés dès  leurs premiers pas sur un voilier en 2016, à des défaillances fréquentes de leur système numérique. Pour Devine Lu Linvega et Rekka Bellum, la vie en mer a imposé une réflexion approfondie sur les outils numériques nécessaires à leur créativité. Les contraintes énergétiques, amplifiées par l’instabilité de la connexion Internet en pleine mer, ont été les premières barrières auxquelles ils ont dû faire face. Ces contraintes ont rapidement évolué en une source d’inspiration, stimulant la création de solutions sur mesure pour remplacer les logiciels comme Photoshop trop gourmands en énergie .

La réponse à ces obstacles a pris la forme de créations sur mesure. Leur quête d’autonomie et de résilience les a conduits à la conception de la machine virtuelle Uxn en 2021, offrant une solution aux problèmes de portabilité. Cette initiative démontre leur capacité à transformer les défis en opportunités.

Cependant, la vie en mer ne s’accommode pas toujours harmonieusement avec l’électronique.

L’air salin et l’électronique sont pas super amis. Enfin non, ils sont tellement amis que ça en devient un problème. On se retrouve avec des cristaux de sel dans nos ordinateurs. Tous les ports USB ils tombent en poussière. C’est pas super compatible mais on cherche des manières de make it work. On utilise des boîtes, on fait plus attention, on achète des trucs qui tiennent plus longtemps, on en prend soin, on met du vinaigre de cidre de pomme dans nos ports USB pour s’assurer qu’ils rouillent pas. 

Hundred Rabbits

La connexion de ces marins avec le monde numérique est nécessairement asynchrone. L’approvisionnement en électricité est sporadique, la connexion  Internet est très complexe en mer, et dépendante de la météo. En effet, ils n’ont tout simplement pas de moyen de se connecter pendant les traversées, embrassant l’asynchronie comme une opportunité. Ces périodes de déconnexion estivale deviennent des occasions de se recentrer sur leurs activités artistiques.

Dans cette tentative de concilier la vie au grand large et la créativité numérique, Hundred Rabbits refuse de sacrifier la liberté pour la technologie. Leurs défis en mer ne sont pas seulement des épreuves pratiques, mais des déclarations de résistance contre la surcharge technologique. De fait, ils s’inscrivent activement dans les mouvements du logiciel libre et du low-tech[1], cherchant des alternatives plus durables pour la création numérique.

Notre entretien avec Antoine Bertin révèle une convergence avec Hundred Rabbits entre les expériences maritimes et l’utilisation des outils numériques dans le contexte de sa pratique artistique. En participant à des projets maritimes tels que Sail Britain en Écosse et Greenpeace en Guyane française, Antoine Bertin s’est immergé dans des missions de grande envergure scientifiques et militantes. Ces expériences ont jeté les bases de sa compréhension sur la manière dont son travail artistique peut contribuer à des initiatives environnementales.

Le numérique constitue un outil  central dans la palette créative et sonore d’Antoine. Il décrit le numérique comme une matière première, un médium qui facilite l’échange et la manipulation de données provenant de diverses sources. Cette polyvalence numérique sert de catalyseur à l’interdisciplinarité, permettant à Antoine de créer des workflows fluides qui transcendent les frontières entre les données de la biologie et la création artistique.

Antoine souffre lui aussi de la sporadicité de la connexion en mer et les débits faibles. Il a évoqué avec nous ses expériences à bord du Tara, où malgré ces contraintes, des possibilités d’échange de fichiers étaient accessibles à des moments clés, soulignant l’importance de synchroniser la créativité avec les opportunités de connexion.

Avec des conditions mouvementées en mer, l’adaptation de son travail artistique devient impérative. Les outils numériques, conçus pour des environnements plus stables, nécessitent des ajustements créatifs. La réflexion d’Antoine Bertin sur les contraintes met l’accent sur les aspects des logiciels ; tel que la connectivité Internet limitée, le budget insuffisant, la difficulté d’accès à l’électricité et aux ressources matérielles, etc. Il compare les contraintes auxquelles il a dû faire face aux situations d’autres marins et évoque, à notre étonnement l’expérience des « Hundred Rabbits ». 

La plupart des software de toute façon, commerciaux ou mainstream sont designés avec l’idée que tu vas avoir un accès à Internet, à l’électricité et même à la puissance d’un processeur par exemple et de mémoire illimitée. Forcément quand tu sors de ce contexte-là, tu te retrouves un peu dans des situations compliquées.

J’utilise Orca. Et puis sinon j’aime bien juste regarder ce qu’ils font, pas forcément pour m’en servir mais un peu pour la philosophie des software. J’utilise surtout Orca et leurs recettes de cuisine. j’ai lu leurs livres aussi, c’est pas mal d’outils de réflexion aussi.

Antoine Bertin

La mer et la Technologie Numérique : Sobriété, Contrainte et Engagement

Sur l’immensité de l’océan, la vie numérique ne peut plus se contenter d’être une simple pratique des outils technologiques, mais devient l’occasion d’une profonde réflexion sur la sobriété numérique et sur la relation entre les technologies numériques et la durabilité. Le concept de sobriété numérique, qui définit la démarche qui conçoit des services numériques plus responsables et modère ses usages numériques quotidiens[2], devient d’autant plus crucial dans ce contexte, évoluant au-delà d’une simple restriction numérique pour devenir une forme active et engagée de limitation, une exploration profonde de la relation entre la technologie numérique et le développement durable de l’environnement.

Hundred Rabbits, en établissant un “laboratoire » en pleine mer, fusionne l’océan et la technologie numérique, créant ainsi une méditation  approfondie sur la complexité des relations entre le numérique et l’environnement naturel. La pratique de la sobriété numérique est redéfinie ici, passant d’une simple restriction à une forme proactive de prudence numérique. Il s’agit d’un dialogue entre la technologie numérique et la durabilité[3], une pratique où l’innovation doit tenir compte de la responsabilité environnementale. Grâce aux solutions qu’ils sont obligés de mettre en œuvre, ils remettent en cause le paradigme des plateformes numériques (ATAWAD), qui repose sur l’hyperconnexion, la disponibilité, la participation permanentes aux échanges numériques, renonçant aux usages numériques ordinaires, prétendument “commodes », pour proposer un nouveau paradigme bénéfique pour la société humaine et les écosystèmes naturels.

Face aux avantages illusoires de nombreuses technologies numériques, ces artistes font émerger une prise de conscience de la manière dont ces technologies sapent l’autosuffisance, la liberté voire la dignité des individus. Dans ce contexte en effet, la sobriété numérique devient non seulement un rejet de l’injonction au numérique, mais aussi une exigence de respect de l’activité subjective humaine et de la créativité. Ils sélectionnent des outils selon des critères différents : critères de convivialité, d’ouverture du code, de flexibilité qui respectent les besoins et les intérêts des individus et des communautés, loin de la domination passive de la technologie contemporaine.

L’intégration de la technologie numérique et de l’art donne naissance à une nouvelle culture, dépassant les simples exigences de logiciels bien écrits et fonctionnels. Cette intégration met en lumière l’importance accordée à la beauté et à la réflexion dans les projets de Hundred Rabbits. Face aux contraintes de la vie en mer, Hundred Rabbits a appris à apprécier ces limitations, les considérant comme des opportunités pour résoudre des problèmes. Cette attitude adaptative les pousse à utiliser des programmes plus légers et des systèmes modulaires, démontrant ainsi une détermination à trouver des innovations et des solutions dans des environnements technologiques spécifiques.

La contrainte est une bonne manière de trouver la créativité. C’est une forme de problem-solving qui est super intéressant. Juste les contraintes énergétiques ça nous force à utiliser des programmes qui sont plus lean, les contraintes d’espace ça nous force à utiliser des systèmes qui sont modulaires. Avoir l’infini de means ça ne nous inspirerait pas autant que les problèmes qu’on doit résoudre ici et les side-effects. L’espèce de laboratoire qu’on a créé ici, qui est inspiré par la mer avant tout, c’est super cool.

Hundred Rabbits

En ce qui concerne l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies, Hundred Rabbits adopte une approche prudente. Ils insistent sur l’évaluation et la minimisation de son impact écologique. Cette prudence fait écho aux préoccupations d’Antoine Bertin.

Il y a d’autres outils qui sont pas du tout, pour l’instant, dans une logique low-tech non plus, l’intelligence artificielle typiquement mais qui pourraient aussi le devenir si par exemple on fait l’impasse du training d’un algorithme qui consomme quand même beaucoup de ressources d’ordinateur, une fois que le modèle est prêt c’est un fichier qui n’est pas très gros et qui ne calcule pas avec des compléxités énormes, donc techniquement il y aurait la possibilité de ça aussi.

Antoine Bertin

Conclusion

Nous voulions enquêter sur les usages du numérique en mer, et les démarches des artistes Hundre rabbits nous ont passionnés, nous avons découvert avec Antoine Bertin l’existence d’un mouvement artistique dont les retombées pouvaient aussi dépasser ces expériences extrêmes…Cela va sans dire que les démarches de Hundred Rabbits et d’Antoine Bertin sont tout-à-fait singulières. De prime abord, on peut être un peu sceptique sur l’intérêt de se mettre dans de telles difficultés pour créer avec les outils numériques.  On ne peut toutefois que reconnaître qu’il s’agit d’une démonstration de l’intérêt du logiciel libre et économe en ressources alors que les logiciels commerciaux en usage majoritaire dans les domaines créatifs ne cessent de s’alourdir. Les expériences de nos marins laissent entrevoir un autre futur de la création numérique, plus libre et moins gourmand en ressources informatiques et matérielles, donc plus en accord avec les préoccupations environnementales de notre temps. S’il est vrai que les outils développés par Hundred Rabbits, aux interfaces dépouillées à l’extrême, sont pour le moment peu accessibles aux non-initiés, on constate qu’ils commencent à trouver leur place chez les artistes multimédia sur la terre ferme. Ainsi, Orca semble fréquemment mentionné dans le milieu du live coding, la philosophie de ces outils issue des océans infuse alors petit-à-petit dans la culture.

Bibliographie

[1] Fuchs, C., & Sandoval, M. (Eds.). (2014). Critique, Social Media and the Information Society. Routledge.

[2] Bard, J., & Lévêque, A. (2017). Sobriété numérique : les clés pour agir. Éditions Eyrolles.

[3] Maxwell, R., & Miller, T. (2012). Greening the Media. Oxford University Press.

 

 

L'auteur.e

Yannan DING
Après avoir obtenu son master en Communication et Management à l'International à l'Université Grenoble Alpes, elle poursuit actuellement ses études en Industries Culturelles avec une spécialisation en Plateforme Numérique : Création et Innovation à l'Université Paris 8. Son domaine de recherche porte sur les stratégies de médiation numérique dans les musées, démontrant ainsi son intérêt pour l'intersection entre la culture, la communication et les nouvelles technologies.

Le.la photographe

Arthur Voirin
Originaire de la Lorraine, la production photographique a conservé un lien fort à cette région et à l’environnement rural notamment. Il cherche à interroger la notion de paysage comme représentation d’un environnement ainsi que la tension entre naturalité et artificialité. Il s’attache particulièrement au caractère symbolique des éléments que je photographie. L’expérimentation technique a également une part importante dans son écriture photographique. Il obtient un BTS photographie en 2021 et intègre la section photographie de l’ENS Louis-Lumière la même année.

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