Exploration autofictionnelle de déréalisations numériques.

Ce projet a commencé avec un constat sur nous-mêmes : nous sommes dans un rapport de dépendance aux réseaux sociaux. Nous les consommons de manière démesurée, pendant parfois plusieurs heures. En discutant, nous avons réalisé que les symptômes que nous éprouvons pendant ces longs moments étaient similaires. Une perception du temps contractée, une sensation de vide, d’être incapable de penser, et en même temps une culpabilité après l’usage qui, souvent, nous amenait à retourner devant nos écrans.

L’enquête part donc d’un sentiment intime que nous partageons. Nous avons adopté plusieurs méthodes, chacune avec ses intérêts propres. Des correspondances et une production photographique à quatre mains, pour avancer dans nos recherches introspectives. Des entretiens avec des spécialistes pour ouvrir notre champ d’études. Une discussion avec Chat GPT pour faire la synthèse de nos ressentis individuels. Des recherches sur internet et dans la littérature scientifique, pour donner à nos expériences une réalité scientifique, trouver des représentations et expliquer de manière théorique les symptômes que nous éprouvons.

La proposition qui suit se veut être une cartographie – au sens littéral –  de ces différentes méthodes, retraçant l’évolution de notre enquête. Nous écrirons d’abord les prémisses des recherches sur le sujet, puis nous essayerons de créer des parallèles auprès de troubles ou phénomènes existants, pour tenter de décrire nos propres symptômes. Enfin nous tenterons d’émettre certaines hypothèses là où nous avons trouvé des manques face à nos questionnements. 

« Quand on a quelque chose à faire, on est plus enclin à faire autre chose de moins ennuyeux. Les personnes perfectionnistes ont tendance à plus procrastiner. »

« On peut imaginer que lorsqu’on se perd sur internet, c’est un peu comme un état d’exploration. Or, lorsqu’on s’enferme plus qu’on ne s’ouvre sur quelque chose de nouveau, c’est peut-être là que ça devient problématique »

Raphaële Miljkowitch, psychologue clinicienne – extrait d’entretien

Dès les années 80, une réflexion sur le rapport aux technologies apparait dans la littérature anglo-saxonne que l’on nomme « technostress », publiée pour la première fois dans la revue Nature. Un chercheur du nom de Anderson définit le technostress comme le stress et le trouble psychosomatique concomitant produits par l’introduction de la haute technologie dans l’environnement de travail. Aujourd’hui, les facteurs de technostress ont évolué et viennent désormais non seulement de l’ordinateur, mais aussi d’autres types de technologies. Weil et Rosen le définissent en 1997 comme tout impact négatif sur les attitudes, les pensées, les comportements ou la physiologie corporelle causé directement ou indirectement par la technologie.

Dans nos sociétés modernes, l’utilisation des réseaux sociaux implique une culture de l’image. Celle-ci nous procure une satisfaction affective immédiate, qu’il s’agisse d’images statiques ou de vidéos. Selon José Luis Bréa, les images électroniques ont la qualité d’images mentales : elles apparaissent quelque part pour disparaître ensuite. Ne reste plus rien de matériel. La photographie devient un langage universel, une forme banalisée de sociabilisation. 

Dans plusieurs études de 2015 à 2018, les chercheurs identifient une corrélation entre une utilisation accrue des réseaux sociaux, et une diminution du bien-être subjectif jusqu’à des niveaux plus sévères de dépression chez les jeunes adultes. En effet, les plateformes numériques surstimulent les émotions des usagers. Eva Illouz parle « d’emodities » et établit un lien entre les émotions et les gestes de consommation, d’autres parlent du « web affectif ». Pour elle, la marchandisation des émotions dans une économie capitaliste nous fait sortir de nous-mêmes et casse la possibilité d’une authenticité, désormais reconfigurée par les marchés.  Dans nos expériences personnelles, nous perdons aussi notre ancrage corporel, qui se perd dans l’espace numérique et échappe à notre contrôle.

Alors ce type de consommation des technologies se rapproche-t-il de comportements addictifs ? Ces derniers impliquent généralement :

– une perte de contrôle : difficulté de contrôler le temps passé sur les réseaux sociaux malgré l’intention initiale,

– une préoccupation accrue : obsession ou préoccupation constante même dans les moments inappropriés,

– une tolérance accrue : besoin de passer de plus en plus de temps afin de ressentir les mêmes niveaux de satisfaction ou de plaisir.  

« Le comportement de l’individu avec les réseaux sociaux est un peu comme l’extension de l’existant en terme social. »

Raphaële Miljkovitch, psychologue clinicienne – extrait d’entretien

Dans son ouvrage « Économie de l’attention », Yves Citton met l’accent sur la richesse d’information de nos sociétés actuelles. L’évolution de cette quantité d’information tient surtout à son accessibilité grandissante. Lorsqu’on est confronté à toute sorte de propositions d’information et de contenu, souvent gratuits, l’attention devient une rareté et l’attirer en devient une économie. Ces mécanismes existent de tout temps et avaient déjà été démontés par Herbert Simon lors d’un colloque en 1971, mais leur accélération réside dans la diffusion massive de développements technologiques. 

 

On peut donc facilement imaginer l’impact de ces stratagèmes au niveau cognitif. Une recherche de l’université de Stanford en 2009 examine comment la multitâche, en utilisant différents média numérique, peut affecter négativement la capacité de concentration et de traitement de l’information. Les travaux s’accordent pour conclure que l’utilisation fréquente et intense des écrans lors de l’adolescence, où le cerveau est en plein développement, est associée à une diminution des capacités d’attention et de contrôle. Les données de neuro-imagerie montrent en effet une réduction des aires sous-corticales qui y correspondent. Le mécanisme de survenue de ces troubles n’est quant à lui pas encore identifié. 

L’expression du FOMO (« fear of missing out » ou « peur de rater quelque chose ») a vu le jour en réaction à ces problématiques. Caractéristique de l’utilisation d’internet, ce phénomène est une forme d’anxiété sociale qui est particulièrement nourri par la manière dont fonctionnent les réseaux sociaux et leurs algorithmes. Étant donné qu’Internet permet en théorie d’accéder à toutes les informations, évènements, tendances, à tout instant, ne pas être connecté (ou suffisamment) peut générer une crainte envahissante de passer à côté de quelque chose. 

Chat GPT – extrait de conversation

« Moi : Dans mon expérience personnelle, je ressens certains symptômes physiques comme des nausées et un certain brouillard dans mon esprit, après avoir scrollé longtemps. Ces symptômes physiologiques que je ressens sont comme une sortie ou déconnexion de mon propre corps, et de plus je ne suis pas capable de m’arrêter ni d’autoévaluer le temps qui passe, quels liens pourrais tu faire entre mon expérience et les études sur le sujet dont nous avons parlé ?

Chat GPT : […] Plusieurs observations pourraient éclairer votre expérience : 

Surstimulation et fatigue mentale : Le contenu des réseaux sociaux, en particulier des vidéos courtes et rapides, est conçu pour capturer rapidement l’attention. Lorsque nous sommes exposés à de grandes quantités d’informations, cela peut entraîner une augmentation de l’activité neuronale dans différentes régions du cerveau impliquées dans le traitement de l’information. Le système de récompense est lui aussi mis en jeu, le cerveau libérant des neurotransmetteurs tels que la dopamine, ce qui renforce ce type de comportement. 

Désensibilisation émotionnelle et régulation altérée : Les réseaux sociaux peuvent parfois favoriser une expérience de déconnexion émotionnelle en présentant des contenus souvent filtrés ou décontextualisés. Cela peut entrainer une désensibilisation émotionnelle et une difficulté à se connecter pleinement à ses propres émotions. 

Perte de la perception du temps : Lorsqu’on est profondément absorbé par une tâche ou une activité, cela peut entrainer un état d’attention soutenue où l’on perd la perception du temps qui passe. L’expérience de « défilement infini » sur les réseaux sociaux peut facilement entrainer cet effet, où les utilisateurs peuvent passer de longues périodes sans en avoir conscience. 

Il est important de prendre du recul et d’autoévaluer l’impact que l’utilisation des réseaux sociaux a sur votre bien-être. Si ces symptômes persistent ou s’aggravent, il peut être bénéfique de consulter un professionnel de la santé mentale. […] » 

Dans la recherche, plusieurs explications gravitent autour des conséquences d’une utilisation accrue des réseaux sociaux. Bien qu’abordant les conséquences cognitives de ces problématiques, certains symptômes et ressentis restent sans explication ni ressources existantes. Certains d’entre eux ont en effet une manifestation physique, physiologique ou émotionnelle, comme une déconnexion à son propre corps, à son environnement et à ses propres émotions. Ces symptômes pourraient s’apparenter à ce que décrivent les troubles dissociatifs. Néanmoins, ces derniers sont des troubles diagnostiqués et classés, généralement associés à un traumatisme ou au stress (état de stress aigu ou trouble de stress post traumatique). Ils impliquent plusieurs éléments : Une sensation de détachement de soi et/ou de son environnement (dépersonnalisation/déréalisation) et un sens de la mémoire et/ou de l’identité fragmenté (amnésie dissociative et trouble dissociatif de l’identité). On ne peut donc pas établir de parallèle direct et sûr entre les symptômes soulevés et les troubles dissociatifs.  

« Il faut à mon avis un peu modérer cette idée que les réseaux sociaux produisent des effets négatifs, ce n’est pas vrai pour tout le monde. Les usages sont en majorité cadrés »

« Dans une activité, il y a toujours une auto-évaluation de la réalisation de l’activité. Si celle-ci est sans fin et sans but, il y aura peu d’évaluation du temps qui passe. Quand on s’engage dans une activité, on sait qu’elle avance en voyant ce qu’on a accompli pour atteindre le but recherché. » 

Jean-Marc Meunier, chercheur – extrait d’entretien

 « Le temps est une dimension de la conscience ». Selon Bergson, l’écoulement du temps est davantage une propriété liée à la perception individuelle du sujet qu’une dimension mesurable de la réalité. Il démontre que le temps correspond en pratique à la mesure d’une répétition dans l’espace, un peu comme des repères qui nous permettent d’identifier que le temps s’écoule. Dans le cadre de la consommation numérique que nous décrivons, chaque contenu pourrait être une répétition permettant de percevoir l’écoulement du temps. Néanmoins, ce genre d’activité étant sans but et sans engagement, il semble être difficile de l’auto-évaluer, et d’en avoir ainsi une perception réelle. La notion d’espace est également difficile à évaluer, celui-ci étant numérique et virtuel, donc intangible et abstrait. Dans son ouvrage « Le corps, l’espace et le temps », Mahmoud Sami-Ali souligne combien il est essentiel de se préoccuper des repères spatiaux et temporels pour mieux comprendre les liens psychosomatiques et donc les processus vitaux. Ces dernières décennies, l’accélération nouvelle de nos moyens de communication et de déplacement permet de connaitre/voir ce qui se passe à un autre endroit du monde à l’exact même moment. Si cette vitesse efface les distances physiques du territoire mondial, mais efface aussi les limites d’accès à de nouvelles bulles d’informations et de mondes virtuels alors, malgré les nombreux avantages associés, nos repères spatio-temporels en sont remis en question.

La méthode d’auto-analyse nous a permis de soulever l’hypothèse suivante : « L’usage prolongé des réseaux sociaux modifie l’expérience du temps, entrainant ainsi des conséquences physiologiques, cognitives, émotionnelles et une forme de sortie de soi / de son corps. »

Durant cette large enquête, nous avons rencontré de réelles difficultés à trouver des éléments répondant à nos questionnements et à nos expériences personnelles. Les études sur le sujet se concentrent notamment sur les conséquences cognitives liées à l’attention, le traitement de l’information et le système de récompense immédiat. Néanmoins, nous n’avons pas ou peu trouvé de ressources expliquant des symptômes physiologiques et encore moins sur une altération de la perception du temps qui seraient liés à ces comportements. Les réticences et les doutes rencontrés au départ de notre recherche puis avec les différents intervenants montrent que ces phénomènes que nous décrivons dans nos lettres sont peu reconnus et sûrement un peu tabous. Pourtant, nous en faisons l’expérience et il semblerait que ce soit le cas pour d’autres. Bien qu’une certaine vulnérabilité psychique soit un facteur prédisposant une consommation presque addictive des réseaux sociaux et autres contenus sur internet, nous sommes convaincus que cette problématique peut toucher tous les utilisateurs à des niveaux différents. En effet, le fonctionnement de ces plateformes est étudié pour alimenter une forme de dépendance face à laquelle il est difficile de lutter.

Cette recherche nous aura tout de même permis de faire naître des pistes de réponses, d’en préciser certaines et d’en exclure d’autres. Nous avions à coeur de créer des formes de représentations comme des images, des témoignages et des ressources théoriques. Finalement, nous avions besoin de comprendre ce qui nous arrivait. 

Démarche photographique : Ce travail à 4 mains est inspiré de nos démarches artistiques respectives entre récits intimes, fiction et liens sociologiques. Il fait écho à la logique des correspondances et d’enquête par l’image et l’auto-analyse que nous avons utilisées. L’objectif était de rendre tangible un état altéré, en conséquence d’une consommation immodérée des réseaux sociaux, en créant des représentations visuelles. À partir d’autoportraits réalisés individuellement en pause longue, un scanner de bureau nous a permis d’altérer nos tirages. Le but était de faire ressortir des altérations telles que des glitchs, des déformations et de la matière papier ou numérique afin de rendre compte des états d’effacement de pensée et le sentiment d’être “hors de soi”. De ces gestes ont  émergé des êtres hybrides dans un flottement au sein de l’image. Ainsi, nous avons poussé la manipulation jusqu’à obtenir cette hybridation corps / écran / environnement. Celle-ci peut être considérée comme un espace infini, un vide numérique, mais aussi un espace d’échange, de correspondance.

L'auteur.e

Originaire des Hauts de France, je vis et travaille à Paris. Ma pratique artistique est poussée par le besoin de garder une trace de ce que je vis, mais aussi de mes interrogations sur l’humain et son environnement. Dans une recherche d’authenticité sensible, je crée des imaginaires poétiques sur les thèmes de l’intime et du vivant, au travers de travaux documentaires mélangeant photographie, vidéo, et écriture. Par ces différents médiums, j’explore la matérialité, la forme et le mouvement en tant que supports plastiques. Après un Baccalauréat Scientifique, j’entame une licence de psychologie à l’Université de Lille. Les sciences et les sciences sociales façonnent ma réflexion et mon rapport au monde. En 2023, j'obtiens un diplôme de Bachelor photographie à l'EFET, à Paris. Aujourd'hui, mon parcours dans le master ArTeC enrichit ma démarche d’une production théorique et d’une méthode de recherche-création.

Le.la photographe

Originaire de Bordeaux, je vis et travaille à Paris. Ma pratique interroge ma manière d'être au monde et mon rapport aux autres au travers de récits intimes et de travaux conceptuels autour de l'image. C'est par le prisme de mon expérience personnelle que je fais prendre à mes travaux une dimension plus générale et universelle. La recherche autour de la forme et la matérialité de l'image font partie intégrante de ma démarche artistique, mêlant photographie et écriture. Après deux ans en Licence de Philosophie-Anglais à l'université Bordeaux-Montaigne, j'obtiens une licence de Cinéma et Photographie à l'université Lumière Lyon II et entame mes études à l'ENS Louis-Lumière en 2021.
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