Les réseaux socionumériques, outils indispensables au militantisme ?

Les espaces numériques prennent de plus en plus d’importance, et sont devenus des espaces publics à part entière, occupés par de nombreux acteurs, parfois antagonistes. Comment cet espace virtuel est-il investi et utilisé par des acteurs militants déterminés à changer le réel ? La réponse n’est pas aussi évidente qu’il n’y paraît. Enquête auprès de militants écologistes investis dans un combat entre espaces physiques et numériques. 

Pour répondre à cette question, nous avons rencontré deux militants engagés dans des associations dont les modes de communication sont opposés. Alain, 51 ans, trésorier chez les cyberacteurs et Esther, 20 ans, community manager pour les soulèvements de la Terre et Nantes en commun.

Les soulèvements de la Terre sont un collectif d’associations centré sur l’écologie. Le collectif possède un site web avec 158 392 signataires, mais également un compte X avec 66 756 abonnés. La décentralisation et l’horizontalité du collectif sont visibles dans son utilisation des outils numériques. Les groupes locaux ont chacun leur profil ou leur compte sur les différents réseaux. « sdlt.lille » permet par exemple d’avoir des informations sur ce qui se passe à Lille, favorisant des liens de proximité. 

 

Nantes en commun est une association également centrée écologie. Elle comptabilise 2 454 abonnés sur Instagram et 2 291 sur X. Elle est structurée en plusieurs pôles, dont par exemple « auto média », le média permettant de diffuser l’information à l’échelle de Nantes sans passer par les médias mainstream, et « teuf en commun » : un festival annuel. 

 

L’association des cyberacteurs a été créée en 2000, et regroupe 12 300 adhérents. Les Cyberacteurs ne sont pas présents sur les réseaux socionumériques. Ils ont fait le choix de maintenir la communication auprès de leurs adhérents par la diffusion d’une revue de presse hebdomadaire ainsi qu’un Journal des Bonnes Nouvelles envoyé par messagerie électronique. 

Messagerie électronique et réseaux socionumériques, des outils stratégiques

La messagerie électronique est l’un des plus anciens outils de communication, créé en 1971 par Raymond Tomlinson. Elle reste très pertinente comme outil de mobilisation pour toutes les générations. Selon l’Insee, en 2022, elle est bien plus utilisée pour leurs relations sociales par les séniors (59 % des 65-74 ans), que les réseaux socionumériques (seulement 17 %.) Même les jeunes et jeunes adultes (16-25ans) l’utilisent davantage (93 % contre 73 % pour les réseaux sociaux). Enfin elle est bien plus répandue dans les usages des 25-64 ans (87% contre 45% pour les réseaux sociaux) pour leurs relations sociales. Elle est néanmoins redoutée par les adhérents, du fait de la présence importante de spam. 

Cette force de la messagerie, les Cyberacteurs ont choisis d’en faire leur arme de prédilection, bien avant que les pétitions en ligne se généralisent avec des plateformes comme Avaaz ou Change.org

Alain « On s’est dit est ce que d’autres font par papier, interpeller les décideurs économiques ou politiques, On peut le faire aussi par messagerie électronique et c’est pour ça qu’on s’est lancé là-dedans. On a été les premiers d’ailleurs, enfin, on a été parmi les premiers, avant que les Américains étendent le marché ». 

Instagram est une vitrine, elle sert à se montrer, à parfaire une image. On peut considérer qu’elle contribue à une opération de séduction mais elle permet également de convaincre, en montrant aux publics ce que propose l’association. 

X, anciennement Twitter est un réseau social accessible à tous, les propos postés sur X ne font pas l’objet de contrôle ou de vérification. Il est souvent utilisé pour dénoncer ou interpeler des personnalités et dirigeants politiques. Il peut s’avérer être un outil puissant. Sur Instagram et X, on dénombre 38 millions d’utilisateurs par mois en France, dont la moyenne d’âge est de 25-34 ans.

Internet et les réseaux socionumériques facilitent l’accès à l’information et la mise en groupe, la mise en communauté. On rencontre en ligne des personnes avec qui on partage des affinités, des centres d’intérêts et des valeurs. Pour certains militants, ces communautés permettent de diffuser plus largement leurs idées et les causes qu’ils défendent, même si elles sont peu relayées dans les médias traditionnels. Comme le disait Clément Mabi, dans l’article “Luttes sociales et environnementales à l’épreuve du numérique : radicalité politique et circulation des discours”,

 

“Internet et les réseaux sociaux forment une nouvelle arène qui permet aux contre-publics de donner de la visibilité à des aspects du discours sous-représentés dans les médias dominants.” 

Pour Esther, militante des Soulèvement de la terre, la présence sur le champ de bataille des réseaux sociaux est indissociable de la lutte :

  « Il y a aussi  le fait de réussir à mobiliser des gens. Il y a quand même une communauté de jeunes qui est très active sur les réseaux sociaux et c’est notamment comme ça qu’on arrive à faire bouger la jeunesse. Le mouvement climat en vrai, il était dans la rue, mais il était aussi beaucoup sur les réseaux sociaux, dans le sens où pour mobiliser des jeunes, il y a l’aspect communication. »

 

Des outils numériques ancrés dans la conflictualité

Militer dans un espace numérique, c’est aussi s’exposer, se montrer dans un espace public qui peut prendre la forme d’un champ de bataille où l’on peut s’illustrer ou s’exposer à des dangers. Esther explique être la cible de messages malveillants en ligne de la part de personnes opposées à ces idées :

 

« Il faut savoir que quand tu es porte-parole d’une organisation, que tu es une meuf, que tu es jeune, tu te fais attaquer par l’extrême droite. »

L’article de Jean Baptiste Paulet, Clément Mabi et David Flacher,  Comment déclencher une mobilisation numérique de masse ? Le cas de « L’Affaire du Siècle » sur Facebook , nous montre que les réseaux socionumériques sont le terrain privilégié des prises de positions publiques.

Ils permettent de diffuser des messages à contenus médiatiques telles que des vidéos ou des images. L’article met en lumière que ce genre de contenus médiatiques touchent l’affectent des internautes. Ce qui peut ainsi engendrer un plus fort taux d’engagement et donner une dimension plus forte aux évènements militants associatifs sur les réseaux sociaux comparé aux actions menées sur le terrain.

Viralité en ligne, effet de masse, sont des mécanismes des réseaux socionumériques à ne pas négliger.

Le militantisme en ligne est souvent critiqué et accusé d’être une manière facile de se mettre en avant, de se valoriser comme menant des combats sans s’engager de manière physique et donc en étant protégé. Cette critique réduit tout militantisme en ligne à un militantisme performatif. Le militantisme performatif se définit comme le fait d’afficher très visiblement un soutien à une cause sans nécessairement agir concrètement dans le même sens, généralement dans le but d’améliorer son image publique sur les réseaux socionumériques. Il projette sur les personnes militantes les lauriers de la cause sans pour autant assurer que le supposé militant ne s’implique au-delà d’un repost, ou d’un like. Il est difficile de quantifier réellement son efficacité. De même, l’efficacité des appels aux boycotts sur les réseaux socionumériques est difficile à évaluer.

Il apparait que ces actions soient davantage esthétiques que factuellement engageante.

Comme l’explique Benoit Peuch, en commentant l’ouvrage de Jurgen Habermas L’espace public et démocratie délibérative : un tournant :

« Les plateformes comme Facebook, YouTube, Instagram ou Twitter ne sont pas non plus des espaces d’expression neutres : les interventions sur les réseaux sont plus ou moins mises en valeur en fonction de leurs taux d’audience, de réaction ou de partage. »

 

Une association comme les Cyberacteurs a décidé de se tenir à l’écart de l’affichage public sur les réseaux socionumériques et donc de ces luttes d’influences pour mener leur combat à l’aide d’autres outils numériques qu’ils trouvent plus efficaces. 

Du militantisme performatif découle une bataille d’influence qui profite aux plus populaires, à ceux qui ont compris les codes des réseaux socionumériques, le fonctionnement -changeant- de leurs algorithmes.

 

Alain : « Nous on a commencé avant que les réseaux sociaux tels qu’on les définit aujourd’hui existent. Et du coup, on a un outil, en fait, c’est essentiellement la messagerie électronique. Et donc c’est l’outil qu’on privilégie, parce que… de toute façon, comme ça fait… on existe depuis 2000, donc on a en fait des abonnés depuis tout ce temps là qui utilisent la messagerie électronique et ça nous convient très bien. Donc, on n’envisage pas d’aller se disperser ailleurs ».

Le militantisme performatif n’est pas propre aux réseaux socionumériques, il concerne toutes les plateformes numériques.

Le dispositif de la messagerie électronique est un outil de communication qui n’en relève pas vraiment, même si s’abonner à une lettre peut être aussi considéré comme une forme de soutien à une cause. Alain, militant de Cyberacteurs, le reconnait :

« En fait, nous, par nos actions, par les messages qu’on envoie, on contribue à sensibiliser nos abonnés. On les invite à participer à nos actions. Et même s’ils n’y participent pas, ils sont quand même informés des actions qu’on propose. »

Des outils toujours en lien avec le terrain

La valeur des activités sur les réseaux socionumériques ou à travers d’autres outils du numérique tient à leur continuité avec les actions menées sur le terrain. C’est ce qu’affirme Esther, consciente de la primauté des actions de terrains, organisées et rendu publiques par les réseaux socionumériques, au risque d’ailleurs de sous-estimer le poids des actions en ligne :

“moi les réseaux sociaux, je l’utilise comme un outil, c’est pas la réalité, j’en ai conscience. Et du coup, autant je pense que quand j’étais plus jeune, genre ça m’est arrivé de m’enfermer sur des réseaux sans…  sans avoir conscience de ce qui se passe autour de moi et de perdre un temps fou. Autant là, je suis militante avant tout. Du coup, ça fait partie de ce que je fais. Mais quand il y a quelque chose qui est publié sur les réseaux, c’est-à-dire que j’ai fait quelque chose sur le terrain avant”. 

Les plateformes en ligne permettent de construire et de consolider une communauté d’intérêt et de continuer, de prolonger l’action physique de terrain, à savoir la défense de l’écologie et de la biodiversité. Cette communauté permet d’avoir une influence réelle sur des décisions politiques : 

 Alain : « Quand il y a des manifestations par exemple, en fait, nous, on permet à des gens qui ne peuvent pas se déplacer pour aller à Sainte- souline ou, sur une centrale nucléaire de donner quand même son point de vue en utilisant une messagerie électronique. Donc c’est une forme complémentaire de l’action sur le terrain qui permet donc à

chaque citoyen de manifester qu’il soutient les causes pour lesquelles on le sollicite. »

Finalement, action de terrain et action numérique sont complémentaires, quelles que soient les formes de mobilisation en ligne, par messagerie, par pétition, ou sur les réseaux socionumériques : 

Esther : « Tu vois par exemple, là, sur ma lutte, « Sauvons les gohards », on a quand même pas mal de personnes âgées qui habitent dans le quartier, du coup, je vais plutôt faire du porte à porte et moins faire de réseaux sociaux, sauf pour les grosses dates de mobilisations où là j’utilise plus les réseaux. »

Esther « Quand il y a des avancées sur des projets et qu’ils ont voté telle ou telle chose, l’interpellation d’élus, ça fonctionne quand même pas mal. Enfin, ça leur évite de faire n’importe quoi, ça visibilise, ce qu’ils font. Il y a eu et il y a quand même des gros coups de pression qui ont été mis. Je sais que Camille Etienne par exemple, elle utilise, on en a parlé avec elle. Elle utilise quand même pas mal cet outil [l’interpellation d’élu sur les réseaux socionumériques] pour faire bouger les choses. Ça fonctionne bien quand on a un réseau de gens et ou une personne aussi influente qu’elle pour faire bouger ces trucs-là, effectivement, c’est un outil qui peut être utilisé.»

 

La démarche photographique : 

Les affiches et les tracts sont des objets emblématiques du militantisme physique et de terrain. Les tweets et les images mises en ligne sur les réseaux socionumériques sont la marque la plus visible du militantisme numérique. Par les déchirures et les arrachements, actions physique et conflictuelles, la transition entre action virtuelle et physique devient palpable. 

L'auteur.e

Elise Jean
Apres un DUT Techniques de commercialisation complété d’une Licence de lettre, Elise intègre le Master 1 Industries culturelle et créatives puis le Master 2 « plateformes numériques, création et innovation » à l’Université Paris VIII. Elise est fascinée par internet et les nouveaux enjeux et défis qu’il engendre ainsi que par l’émergence des nouveaux médias. L’enquête produite s’intéresse à la pratique militante au sein d’espaces publics aux codes différents.

Le.la photographe

Pierre Lemaire est un photographe vivant et travaillant à Paris. Après un master Histoire et Audiovisuel à l’Université Panthéon-Sorbonne, il s’oriente vers les techniques photographiques en poursuivant sa formation à l’ENS Louis-Lumière. Il cherche dans son travail personnel à rendre visible le passé et l’invisible à travers la réutilisations d’images d’archives, la projection et des techniques d’imageries comme l’infrarouge et l’ultraviolet.

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